L'autre wagyu espagnol.


En attendant les progrès de l'imprimante 3D, l'industrie espagnole de la viande haut-de-gamme, "japonaise" notamment, a, vous le savez*, trouvé le moyen de dupliquer, presque à l'infini, les différentes sortes de "bœuf" que s'arrachent les vendeurs de fringues et les garçon-coiffeurs du foodisme. Dans les usines, on vous fabrique à la chaîne de la Galice (cette blonde qui devient rousse chez les bouchers branchés de Paris…), du wagyu et même du "kobé" à l'accent castillan, ce qui nous ramène à l'heureux temps du Coñac avec tilde…


Ce que l'on sait moins, en revanche c'est que l'agro-industrie espagnole (qui n'est pas sans rappeler l'usine à corned-beef de Tintin en Amérique) s'est attaqué à une autre viande de luxe, au "steak de la mer" en l'occurrence.
Le poisson, ce n'est pas un mystère, doit désormais beaucoup à l'aquaculture. Les océans sont ratissés et la plupart des loups, des daurades, des turbots que l'on vous sert ici et là sont produits dans de vastes usines implantées en Galice ou en Andalousie, au bord de l'Atlantique. Un mal nécessaire dit-on, je veux bien le croire, mais je préfère me passer d'en manger que d'affronter ces chairs de supermarché aux textures bizarres et aux goûts incertains qui ne sont pas sans rappeler la terrible épopée du saumon de Norvège.


Le "steak de la mer", vous l'avez compris, c'est le thon, le thon rouge. Animal indomptable qui, contrairement à d'autres poissons, a longtemps résisté à l'industrialisation. Il est en l'état inenvisageable de l'enfermer dans ces piscines de tôle et de plastique où engraisses loups et turbots; il en crève.
C'est donc en pleine mer, comme ici au large de Carthagène, de Murcia, d'Almería (pas loin finalement de l'océan des serres où se produisent les tomates en plastique) que sont installées les prisons aquatiques où croît plus ou moins artificiellement le grand poisson bleu. Plus ou moins artificiellement, car (à l'instar du saumon norvégien) il est légitime de s'interroger sur l'alimentation des bagnards de la mer. Et sur les maladies qui inévitablement découleront de cette promiscuité, ainsi que des moyens médicamenteux de les éviter en partie.


Car on va aujourd'hui beaucoup plus loin que d'enfermer dans des parcs marins les thons sauvages préalablement capturés. Le défi, dans des usines comme celle que vous voyez ci-dessus à Puerto de Santa Maria, en Andalousie, c'est de faire naître des thons destinés à la captivité, produire l'alevin et l'adapter à sa destinée carcérale, sans qu'il ne meure au bout de dix, trente ou cent jours. Appelons ça le "thon-éprouvette".
La technique, balbutiante il y a encore cinq ans, est maintenant au point et permet de passer à l'étape industrielle. Et la larve de thon rouge que vous voyez ci-dessous, à peine âgée de douze jours, peut-être l'avez-vous déjà ingérée, chez un restaurateur métronome ou chez quelque adepte du pousse-caddie.


En effet, ne nous leurrons pas, c'est évidemment en raccourcissant les circuits de distribution que nous aurons une (petite) chance de savoir ce que nous mangeons vraiment, si le magnifique sashimi qui trône dans notre assiette est sauvage, élevé aux farines et/ou né en laboratoire. Nous parlons de traçabilité, l'ennemie absolue de la grande distribution, reine de l'opacité.
Toujours est-il que le thon d'élevage existe bel et bien. Un copain cuisinier, en charge de sept ou huit étoiles, m'avait averti il y a trois ans, m'enseignant les rudiments pour tenter de le reconnaître sur l'étal de la poissonnerie, et même dans l'assiette avec ce goût un peu mou, cette légère odeur d'urée (de pisse…)  qui caractérise également le cochon industriel.


Allez, pour vous consoler, je vous offre l'image cette ventrèche de thon, une sorte de wagyu maritime et sauvage, trouvée samedi dernier dernier à La Boqueria. Ce poisson, comme tous ceux qui sont soucieux de l'environnement, j'évite d'en manger beaucoup, tant la sur-pêche a décimé sa population. Mais face à un morceau pareil, fondant et parfumé, j'ai craqué. Un rapide coup de poêle à feu très vif (pas de braise, c'est trop gras!), un trait de vinaigre de jerez et un coup de rouge.
En l'occurrence, histoire de jouer l'accord local, un étonnant vin de Terra Alta, les montagnes qui regardent la mer où a été pêchée la bête. Méditerranéen mais frais, malgré son nom, Negreita n'a rien à voir avec ma chère négrette toulousaine: il s'agit d'un cocktail** inédit de morenillo espagnol*** et de montepulciano italien. Un très joli canon, apte à affronter l'onctueuse puissance de ma ventrèche.




* J'avais évoqué les usines à viande ici et .
** Rassurez-vous, il n'y a que du raisin dedans pas de truc marketinge… Pour en savoir plus en revanche sur ce Negreita, allez sur le site de Bernaví. En prime, ça coûte moins de dix euros.
*** J'en parlais ici à propos d'une autre vin de Terra Alta.


Commentaires

  1. 2 questions me viennent à la lecture de ce papier, l'une anecdotique : je découvre le cépage Morenillo, y aurait-il un rapport avec le Morellino (à base je crois de San Giovese) produit justement à quelques encablures de Montepulciano, à Scansano ?
    L'autre plus profonde : La pisciculture de qualité est-elle impossible ? Je me suis toujours demandé pourquoi on ne pourrait pas élever du bon poisson comme certains élèvent de délicieux bœufs ou cochons.

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    1. Ce cépage (évoqué dans le lien) est 'a priori' purement espagnol, et se balade uniquement entre La Rioja, Valencia et le sud de la Catalogne.
      Pour ce qui est de la pisciculture de qualité, elle est rarissime.

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