Interdit aux snobs!


Avant-hier soir, j'ai demandé à une experte son avis sur un vin. J'ai un peu "triché", certes: elle l'a goûté à l'aveugle, dans un de ces merveilleux verres Zalto dont je ne me lasse pas et dont je ferais assurément mon ordinaire cristallier si j'étais riche. Et la dame de me décrire de façon élogieuse "l'élégance" de ce vin, sa "fraîcheur mûre", la "finesse de ses tanins". Sans parler des délicats arômes de violette, de guignes, de prunelles, cette pointe de menthol… Pour clore l'examen, je pose la question-clef: "combien dépenserais-tu pour une bouteille de ce vin? – Oh, cinquante euros, je pense." Je n'ai pas commenté, juste esquissé un sourire et je l'ai laissée se régaler du précieux flacon qui n'a pas fait long feu. J'en aurais d'ailleurs volontiers ouvert un second. Voire un deuxième…


Ce vin, je l'ai rencontré la première fois il y a une vingtaine d'années, c'était dans le Quercy, à Lalbenque à l'occasion des folkloriques marchés à la truffe de décembre. À défaut d'attirer les amateurs avisés (les truffes sont souvent plus chères que mûres à cette période-là), ils suscitent de sympathiques attroupements de bourgeoises toulousaines en quête de la "bonne affaire", de vendeurs à la sauvette à l'accent aragonais, de badauds en manque de ruralité, d'Anglais en vacances et de journalistes en quête de marronnier*. Là, sur la droite en descendant la rue du marché-aux-truffes (c'est devenu son nom), se trouvait une auberge, Le Lion d'Or, qui existe toujours mais qui, dans les années quatre-vingt-dix, avait encore un caractère familial, populaire affirmé. Pour autant, sur les tables en formica, en saison, la patronne vous servait de copieuses omelettes aux truffes, excellentes quand on lui commandait baveuses et qu'elle acceptait de troquer l'huile habituelle contre une noix de beurre. J'ai le souvenir d'avoir été, un jour de marché, "pris en otage" dans ce rade miraculeux, en compagnie de mes camarades L'Amiral et Le Khalife. Au menu, omelette, veau sous-la-mère aux truffes, belote de comptoir… et un bon décalitre de ce vin qui procura tant de plaisir à l'experte d'avant-hier.


Ce que j'avais aimé à l'époque dans ce cahors, car c'est un cahors, c'est l'extrême "buvabilité" qui le caractérisait. Il y a longtemps, on appelait ça des "cahors de comptoir", des vins qui n'avaient rien à voir avec le cliché du jus noir, puissamment tannique, tellement dur-au-temps qu'on vous faisait systématiquement boire votre année de naissance (voire celle de votre grand-père) dans les vieilles et belles caves de gens comme Jouffreau ou Baldès. Ces cahors de comptoir, généralement nés sur le calcaire et les argiles de décalcification des causses lotois (à deux pas des truffières), étaient dans leur jeunesse d'un abord plus facile, plus aimable. Non pas que l'on ait fait pisser la vigne (le causse n'est pas d'une extrême générosité), mais c'était un style où le vinificateur "tirait moins dessus." Et, généralement, ces jus partaient en tonneaux vers Paris ou Toulouse afin d'étancher des soifs moins "distinguées" que celles des petits marquis poudrés qu'on entend désormais pontifier sur le pinard.
Par parenthèse, il me semble bien que parmi les maux, parmi les parasites du vin (et de la table), un des pires, le pire peut-être, ce sont les snobs. Ceux qui ne boivent pas mais qui, en s'affichant à côté d'un trophée en forme de bouteille, partagent un statut social. Peu importe, finalement, le contenu. Ce qui compte, c'est d'être à la page, in the mood, de dire la bonne connerie au bon moment. "L'ai-je bien descendu?" Leurs tocades et leurs oukases, dérisoires, sont aussi franches qu'un âne qui recule. "Names! Names! Names!", ils boivent (et mangent) des marques.


Il va de soi que le vin dont je vous parle n'est pas fait pour les snobs. D'abord, c'est tout sauf un détail, regardez le vigneron: Monsieur Oulié père n'a pas le look! Ni dread-locks, ni rouflaquettes, ni fringues du Sentier. Vous l'imaginez, vous, en train de poser, genre porte-manteau permanenté, dans Libé? Évidemment que non! En plus, il a un défaut rédhibitoire, il vous accueille sans faire la gueule. Même un dimanche de Pâques. Pire, c'est un paysan! Regardez, c'est même marqué sur son gilet: La France agricole! Les paysans, c'est connu, ça ne fait rien de bon, ce sont des malfaisants, des pourrisseurs de la Nature.
De toute façon, du cahors… Quel élégant bipède (et je vous épargne les cocottes parisiennes) boirait du cahors de nos jours? Du vin du Jura, de Georgie, un interlope vin de table de camion-citerne habilement packagé, repeint en vert, ça oui! Mais du cahors… Là, pour le coup, c'en est vraiment, du cahors: du côt noir, de l'auxerrois, presque pur, "à quatre-vingt-quinze pour cent" explique monsieur Oulié qui regrette d'avoir jadis planté un peu de merlot. Je l'adore, ce côt, lui et toute sa famille couillue qui fleure bon le Sud-Ouest: son papa, le prunelard de Gaillac et ses cousins, la négrette de Fronton et le tannat des Pyrénées. Ah, je l'aime, je l'adore! Je l'aime autant que je déteste le malbec et l'épaisse vulgarité de ses pipes à Pinocchio. Ne cherchez pas à comprendre…


Gérard Oulié et son fils Frédéric vivent au lieu-dit La Marchande, sur la vaste commune de Cahors, en fait plus près (en temps) de Lalbenque et de sa sortie d'autoroute que du Pont Valentré. On monte chez eux par des chemins blancs (gare au GPS!) pour disputer à une clientèle d'habitués leur cru Les Cayrasses, né du caillou, de la pierre comme l'indique son nom occitan. Je me suis arrêté chez eux, par soif, la dernière fois en rentrant de Paris. Pour moi, ils symbolisent assez bien cette multitude de "petits" vignerons hexagonaux, de paysans, d'artisans qui sont, les citadins l'oublient, les "jardiniers de la France". Ils représentent ce modèle, cette exception qu'aiment à critiquer nos amis anglo-saxons, apôtres du "pragmatisme", ils sont ces "4L du vin" (pour reprendre l'image utilisée récemment par le blogueur Robert Joseph), remparts contre la viticulture déshumanisée, mondialisée, alternative non utopique au Coca-Cola. Ils vivent de ce qu'ils font, leurs clients sont fidèles, peut-être "leur manque-t-il" l'ambition de devenir riches et de manger dans des trois-étoiles. Peut-être…
Mais je trouve leur vin bon. J'aime le boire. Il a un sens, une signification. Pas seulement des objectifs fixés par un Conseil d'Administration, un responsable du Marketing et un Directeur commercial. Tiens, ça me fait penser que j'ai oublié de vous donner le prix du 2011 (qu'on commence à goûter mais qu'il faudrait attendre un an ou deux) que j'ai acheté début avril. Cher amis snobs, bouchez-vous les oreilles, vous allez être horrifiés: moins de six euros la bouteille.




* Le marronnier, dans le jargon journalistique, est un sujet qui revient de façon cyclique au fil des saisons (comme les feuilles des arbres). Exemples : la neige en hiver, les prix de l'immoblier, la rentrée des classes, Claire Chazal en maillot de bain, le salaire des cadres, etc.


Commentaires

  1. Salut Vincent!
    Et oui ça en trompe plus d'un et puisque tu apprécies le cahors, aurais-tu déjà goûté celui de Patrick Laur, à Floressas?

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    1. Non, à Floressas, je ne connais que Paillas dont j'ai bu un hectolitre dans les années 80.

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  2. On peut goûter le Cahors Clos Siguier, aussi ...

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    1. Bien d'accord! J'en parle bientôt au détour d'un papier sur un gentil bistrot pa

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    2. Parisien...
      (L'internet espagnol est joueur)

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    3. https://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2013/08/le-vin-est-une-fete-mais-aussi-un-chemin.html

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  3. Vincent, un autre tuyau cadurcien : Clos Troteligotte. C’est David Cobbold qui me l’a filé, celui-là. Ils crèchent non loin de l’endroit où Danny Biesbrouck avait ses vignes, jadis. Tu sais, la Calamity Jane de Cahors. Le père m’a expliqué qu’ils ont une vigne – qu’on voit de loin d’ailleurs – d’un seul tenant quoique variée. Son commentaire : comme ça, on est sûr de ne pas oublier d’en vendanger une partie ! J’adore. Trois niveaux de concentration en plus d’une entrée de gamme correcte : du TB, de l’excellent, de l’extraordinaire, allant de 8 à 18 et 30 €.
    Et un restau non loin de Lalbenque aussi, et qui répond également au doux nom de Lion d’Or. C’est à Gramat, chez M. Prunières, un ancien du Taillevent. En saison, il fait du lièvre à la royale délicieux et payable, à partir de gros capucins qui viennent de la Beauce et qu’il prépare tous les 2-3 jours (mise sous vide). Sinon, impossible d’avoir ça à la carte.
    Et 100.000 fois d’accord avec toi au sujet des snobs. Maintenant, avouons qu’il existe aussi des vins très célèbres MAIS très bons. La mère de ma fille était née en 1961 et on a bu quelques Bordeaux de ce millésime qui m’ont « laissé sur le cul » ... jadis. Les vintages de porto en 1963 : c’est qqchose aussi. Et la Tâche ... (jamais bu de R Conti, pas une seule bouteille). J’arrête là, où il va me falloir compter du numéro un au ... douze.

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  4. Excellent ce billet , voir même jubilatoire

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  5. Super... Et vivement celui sur le Clos Siguier. Merci

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    1. Le voici: https://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2013/08/le-vin-est-une-fete-mais-aussi-un-chemin.html

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  6. J'prendrai quelques Clos Siguier au marché de Montcuq dimanche prochain pour les avoir sous la main quand leur billet passera!

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    1. Celui-ci ?
      https://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2013/08/le-vin-est-une-fete-mais-aussi-un-chemin.html

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