'50 Best restaurants' ou l'émerveillement à tout prix.
C'est ce hideux véhicule, croisé hier dans les rues de Barcelone, qui m'y a fait penser. La crème du Mondogastro sera ce soir à Londres, sous le haut patronage de Nestlé, pour "l'événement de l'année": l'annonce du World's 50 best Restaurants. On ne va pas revenir sur ce classement loufoque, à l'improbable méthodologie, qui consacre les stars de la cuisine de l'apparence, Adrià, Redzepi, Blumenthal dont Le Figaro de ce matin fait, lui, des "Rois maudits" (dans un article qui compile des informations ce que vous avez déjà lues ici). Et si vous tenez absolument à savoir quel lobby a triomphé, la vieille Espagne de Rafael Anson au parfum d'Amérique, le naturisme technologique et ébouriffé des Scandinaves, l'opportun exotisme sud-américain ou même la nouvelle vague japonaise, sachez que finedininglovers.com, "the magazine proudly sponsored by San Pellegrino and Acqua Panna" retransmet tout cela en direct sur le Web, en suivant ce lien. On vous y propose de réservez votre siège (virtuel) pour la cérémonie, ce qui assurément fera de vous un "glitterati" du Mondogastro.
Ce terme de "glitterati" (lu sur le site de l'organisation du World's 50 best Restaurants) m'a d'ailleurs rappelé une éphémère célébrité du rock n' roll qu'on aurait même complètement oubliée, si des fait-divers ne l'avaient faite revenir, en Angleterre, sur le devant de la scène. Garry Glitter, de son vrai de son vrai nom Paul Francis Gadd, créa un style qui connu un important succès populaire au début des années soixante-dix, le glitter rock. Davantage que de sa musique (très générique de matches provinciaux de football américain), c'est son style vestimentaire qui a marqué les esprits. Précédant de dix ans les garçons-coiffeurs de la new Wave, Garry Glitter passait plus de temps chez les couturiers qu'au cours de chant et débarquait sur scène moulé dans d'invraisemblables costume à paillettes, juché sur de gigantesques bottes à semelles compensées.
Voila qui nous amène tout droit à cette cuisine-spectacle qui sera célébrée ce soir à Londres. Cette cuisine à paillettes où l'on cherche "l'émerveillement à tout prix", où la forme prime sur le fond, l'aspect sur le goût. Une "cuisine de marchands de fringues" comme je l'écris parfois. Eh bien, figurez-vous que loin de toute polémique, j'ai retrouvé un texte fort intéressant qui retrace le processus au terme duquel "la photogénie a détrôné la gastronomie". Il a été écrit il y a trois ans par le sociologue et philosophe italien, spécialiste du marketing, Luca Vercelloni, dont je ne partage pas nécessairement toutes les idées. Et c'est justement de ce glissement de la restauration vers l'univers de l'habillement dont il question dans cet article intitulé L’esthétisation de l’appétit ou le développement de la cuisine par la mode, article dont je vous recommande la lecture; il fut publié par la revue Mode de recherche de l'Institut Français de la Mode présidé par Pierre Bergé.
"La cuisine contemporaine est progressivement devenue un dérivé de la mode, puisqu’elles partagent certaines caractéristiques, principes et valeurs : primauté de l’image sur la substance, culte de la créativité individuelle, perpétuel renouvellement des recettes, décentralisation de la créativité (en mode, comme maintenant en créativité culinaire, la France n’est plus le seul pôle d’attention) et starisation des créateurs. Mais le principe essentiel a été énoncé par le sociologue américain, William Sumner* au début du XXe siècle : « there is no arguing with fashion », tout comme la cuisine au début du XXIe siècle. Cet article propose de retracer les origines de la subordination de la cuisine aux règles et aux mythes de la mode.
Il est vrai que le lien entre le caractère agréable, au sens gustatif, des aliments, et du plaisir visuel allié à une satisfaction du palais n’est pas un phénomène récent. Il s’agit même d’une constante dans l’histoire de la cuisine, voire sa marque de fabrique. En effet, l’art de préparer un bon repas, les diverses astuces et techniques utilisées afin de rendre la présentation des aliments plus spectaculaire sont des principes vieux comme le monde, et, à l’instar de l’histoire des beaux-arts, elles concernent diverses époques, écoles de pensées, courants, emprunts et influences. Néanmoins, au fil du temps, toutes les valeurs liées à l’esthétique de la nourriture ont subi des changements.
Même le style contemporain a ses origines et son histoire : héritier de la « nouvelle cuisine » lancée en France dans les années 70, il s’est exporté pendant les deux décennies suivantes dans les autres pays industrialisés. La « nouvelle cuisine » fut inventée en réaction à la cuisine bourgeoise du XIXe siècle, héritage de la cuisine aristocratique, et largement encouragée par les nouveaux styles de vie visant à plus de simplicité, plus de flexibilité dans les relations sociales et plus de temps libre. Cette cuisine bourgeoise était raffinée mais ostentatoire; elle proposait des noms de plats compréhensibles des seuls initiés, puisqu’au lieu de décrire la recette, ces noms faisaient référence à des membres de familles royales ou à des célébrités, avec une connotation terriblement désuète. Tout ceci était solennel puisque lié à la clientèle aisée des grands hôtels, un monde qui avait disparu ou qui du moins était hostile à tout changement de société tandis qu’émergeait, au cours des années 70, une attitude totalement différente, plus libre et teintée d’authenticité, notamment à l’égard des normes bourgeoises et des loisirs.
Il est vrai que le lien entre le caractère agréable, au sens gustatif, des aliments, et du plaisir visuel allié à une satisfaction du palais n’est pas un phénomène récent. Il s’agit même d’une constante dans l’histoire de la cuisine, voire sa marque de fabrique. En effet, l’art de préparer un bon repas, les diverses astuces et techniques utilisées afin de rendre la présentation des aliments plus spectaculaire sont des principes vieux comme le monde, et, à l’instar de l’histoire des beaux-arts, elles concernent diverses époques, écoles de pensées, courants, emprunts et influences. Néanmoins, au fil du temps, toutes les valeurs liées à l’esthétique de la nourriture ont subi des changements.
Même le style contemporain a ses origines et son histoire : héritier de la « nouvelle cuisine » lancée en France dans les années 70, il s’est exporté pendant les deux décennies suivantes dans les autres pays industrialisés. La « nouvelle cuisine » fut inventée en réaction à la cuisine bourgeoise du XIXe siècle, héritage de la cuisine aristocratique, et largement encouragée par les nouveaux styles de vie visant à plus de simplicité, plus de flexibilité dans les relations sociales et plus de temps libre. Cette cuisine bourgeoise était raffinée mais ostentatoire; elle proposait des noms de plats compréhensibles des seuls initiés, puisqu’au lieu de décrire la recette, ces noms faisaient référence à des membres de familles royales ou à des célébrités, avec une connotation terriblement désuète. Tout ceci était solennel puisque lié à la clientèle aisée des grands hôtels, un monde qui avait disparu ou qui du moins était hostile à tout changement de société tandis qu’émergeait, au cours des années 70, une attitude totalement différente, plus libre et teintée d’authenticité, notamment à l’égard des normes bourgeoises et des loisirs.
L’essor de la « nouvelle cuisine »
Le mouvement débuta en province, loin du circuit des grands hôtels, et fut soutenu par des chefs qui apportèrent flexibilité, réactivité et inventivité à leurs menus. Sous la forme d’un manifeste, les commandements de ce nouveau credo gastronomique visaient à alléger, simplifier et accentuer la fraîcheur et la qualité des ingrédients plutôt que d’avoir recours, comme par le passé, à une alchimie sophistiquée pour créer un plat complexe. En premier lieu, la présentation des créations culinaires s’en trouva révolutionnée : elle devint graphique, réalisée autour de gammes chromatiques en totale harmonie avec les saveurs, et surtout était proposée individuellement à l’assiette. Ce choix fut décisif car cette nouvelle tendance anéantissait l’emphase de la cuisine classique, et de façon plus significative, la « poésie » des anciens plats n’eut plus cours : les noms ampoulés et ésotériques du passé furent remplacés par des descriptions littérales plus bucoliques et par des adjectifs tels que petit,
jeune, tendre, chaud et léger.
La valeur principale mise en avant par la « nouvelle cuisine » serait l’esthétisation des appétits. Il ne s’agit pas uniquement de raffinement, précepte relativement ancien trouvant ses fondements dans notre civilisation, d’ailleurs remarquablement analysé par Norbert Elias et Stephen Mennel. Par esthétisation des appétits, il faut entendre que nourritures et recettes sont devenues de plus en plus une question de contemplation esthétique en tant qu’impact visuel, estompant la primauté du goût dans son sens gustatif
La première étape vers ce changement fut le développement de la photographie culinaire ou plus exactement du succès et de l’adoption progressive d’une autre façon de présenter des plats prônant une photogénie en accord avec la sensibilité esthétique émergente. Les médias plébiscitèrent ce nouveau style, facilement reconnaissable, différent et sans affectation, adopté pour la présentation des
plats et devenu rapidement l’un des principaux fondements de la « nouvelle cuisine ». Au traditionnel spectacle de l’opulence affichée par l’ancienne école se substitue un style minimaliste de plats servis à table et destinés au plaisir des yeux. Ainsi, le privilège accordé à une clientèle fortunée ne résidait plus dans la surabondance d’ingrédients et de décorations mais dans la discrétion, la sobriété et la miniaturisation. En un mot, le raffinement essentiellement esthétique avait pris les commandes.
Ce n’était pas par hasard si l’un des premiers livres de recettes de la « nouvelle cuisine » comportait des recettes diététiques. En fait, dans La Grande cuisine minceur de Michel Guérard, le trompe-l’oeil fonctionne comme la clé de voûte de la persuasion gastronomique. Les recettes diététiques sont visuellement identiques aux plats de la «nouvelle cuisine». Dissimulant l’argument des basses calories sous le style raffiné de la «nouvelle cuisine», l’image est un moyen de justifier l’attrait et l’appétit pour la cuisine diététique: cas typique d’iconophagie**. Bien évidemment, trente ans après, la «nouvelle cuisine» ne peut plus être considérée comme nouvelle. Elle a exercé un nouveau conformisme qui demeure dominant, mais le seul nouvel élément restant est l’expérimentation. En fait, d’autres épithètes qualifiant plus fidèlement ses ambitions et ses valeurs ont fait leur apparition: «créative», «précurseur», «recherchée», ou simplement «signature».
En termes d’esthétique, les techniques de présentation ont atteint des sommets de raffinement et d’élégance ; il suffit de se reporter à d’anciens numéros du magazine Gourmet et de comparer avec des numéros plus récents pour prendre acte de la différence. Ce qui passait pour extrêmement moderne et novateur il y a encore vingt ans parait maintenant naïf, maladroit, et peu original. Le style contemporain est une simple réactualisation du concept du service à l’assiette, du penchant pour le minimalisme et les formes «abstraites», et de l’utilisation de juxtapositions polychromes avec une préférence pour des couleurs franches et vives. Seul le degré de perfection dans la composition s’est perfectionné.
La cuisine calquée sur la mode
Un changement profond est intervenu dans les critères de présentation des repas, dont il devenait nécessaire qu’ils expriment le raffinement au travers de l’expression visuelle. Le but premier de la «nouvelle cuisine» qui visait à renouveler les concepts et à s’affranchir des codes rigides et solennels d’une cuisine affectée a été définitivement atteint. Pendant quelques années, le guide Gault-Millau a attribué aux restaurants français des toques de différentes couleurs (l’équivalent des étoiles du guide Michelin) : blanche pour la cuisine gastronomique et rouge pour la «nouvelle cuisine». Ce code couleur ne dura que peu de temps. Aujourd’hui, la mission est accomplie, plus aucun restaurant élégant ne propose une cuisine classique, mais néanmoins, les autres principes comme le retour à la nature et la préséance de l’ingrédient sur la préparation ont petit à petit décliné. Mais cette tendance n’en continue pas moins d’incarner des valeurs gastronomiques pertinentes. Ce retour à la nature ou plus exactement la nostalgie des produits oubliés*** se décline de différentes manières. Par exemple, le mouvement Slow Food et d’autres initiatives vont encourager la redécouverte de produits authentiques, jusqu’à permettre leur réintroduction dans les linéaires des supermarchés.
Ainsi, la cuisine raffinée a accompli un changement notable dans ses habitudes portant la créativité comme l’une de ses valeurs suprêmes et s’inspirant du monde de la mode. De nos jours, n’importe quel chef respecté considère que sa mission réside dans l’élaboration de «créations» originales.
Chaque chef est actuellement convaincu que le monde s’attend à ce qu’il produise un menu saisonnier composé des nouvelles recettes électrisantes, tout comme le font les stylistes avec leurs collections de printemps et d’automne. Dans le choix des associations, ce qui compte c’est que la recette semble originale, créative, en somme qu’elle soit ‘bonne à penser’. Peu importe qu’elle soit aussi ‘bonne à manger’, c’est-à-dire que, lors de l’essai de dégustation, les ingrédients semblent être assemblés avec discernement. Le palais a déjà été lubrifié par l’histoire, il a prédigéré le roman. Ce n’est plus une question de goût, on ne doit pas chercher l’harmonie. Les yeux et l’imagination sont les seuls clients que le restaurant de haute classe entend servir****. Cela pousse à une recherche de l’émerveillement à tout prix et peut donner, dans de très rares cas, des résultats sublimes, à l’instar de Ferran Adrià, probablement le cuisinier le plus créatif de ces dix dernières années. Mais lorsque cela tombe dans les mains d’imitateurs à la créativité limitée, cela produit une quantité de plats dissonants sacrifiant le plaisir du goût au nom de l’originalité.
Le maniérisme prédominant de la cuisine contemporaine a bouleversé l’ordre des choses. La présentation des aliments n’a pas pour rôle de stimuler l’appétit mais place l’émotion avant le plaisir, l’esthétique avant la technique, le style avant le plaisir de la dégustation. Puisque la presse spécialisée encense ces chefs en leur attribuant le statut de «designer culinaire» et puisque les photos des magazines présentent leurs créations comme des œuvres d’art dans une exposition, alors rien de surprenant à ce que la visibilité (au sens propre comme figuré) prime sur toute autre considération. L’idée soutenue par la civilisation de l’image que l’apparence équivaut à la substance a également corrompu le monde de la restauration. La cuisine gastronomique est maintenant devenue une branche familiale de la mode. Car la mode n’existe-t-elle pas pour le plaisir des yeux ? Ceci explique pourquoi aujourd’hui la photogénie a détrôné la gastronomie.
Le maniérisme prédominant de la cuisine contemporaine a bouleversé l’ordre des choses. La présentation des aliments n’a pas pour rôle de stimuler l’appétit mais place l’émotion avant le plaisir, l’esthétique avant la technique, le style avant le plaisir de la dégustation. Puisque la presse spécialisée encense ces chefs en leur attribuant le statut de «designer culinaire» et puisque les photos des magazines présentent leurs créations comme des œuvres d’art dans une exposition, alors rien de surprenant à ce que la visibilité (au sens propre comme figuré) prime sur toute autre considération. L’idée soutenue par la civilisation de l’image que l’apparence équivaut à la substance a également corrompu le monde de la restauration. La cuisine gastronomique est maintenant devenue une branche familiale de la mode. Car la mode n’existe-t-elle pas pour le plaisir des yeux ? Ceci explique pourquoi aujourd’hui la photogénie a détrôné la gastronomie.
* W.G. Sumner, Folkways: a Study of the Sociological
Importance of Usage, Manners, Customs, Mores, and
Morals, Boston, Ginn & Co., 1906, p. 194.
** voir G. Marchesi and L. Vercelloni, La tavola imbandita.
Storia estetica della cucina, Laterza, 2001, p. 119.
*** Sur ce sujet, voir O. Assouly, Les Nourritures nostalgiques,
Arles, Actes Sud, 2004.
**** Voir L. Vercelloni, L’art et la technique, Slow. Magazine
culturel du goût, 4/2002, p. 12."
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