Soyons modernes, déshumanisons le vin!


Ils en ont de la chance, les viticulteurs girondins! Avec tous les petits sous qu'ils ont économisés en passant leur (amour du?) raisin à la machine, ils vont pouvoir aller au restaurant, s'offrir de la becquetance "de luxe", métronomique, aux normes, ça rassure. Moi, je vais me contenter d'un plat d'ouvrier, des callos de chez mon tripier, cuites douze heures. Du genre de celles dont se régalent les vendangeurs espagnols, portugais, slovènes (et même polonais quand on leur enseigne un peu la cuisine). Enfin, se régalaient, puisque ces mêmes viticulteurs girondins m'expliquent ces jours-ci, depuis que j'ai eu le malheur de bricoler l'image ci-dessous*, que ces pauvres bougres appartiennent au passé, que les propriétaires rationnels, désormais, vendangent à la machine, que c'est plus pratique. Et même que c'est mieux, techniquement.


J'ai l'impression, en les entendant chanter les louanges de la sainte Machine, d'avoir en face de moi les défenseurs de la grande distribution. Même refrain: moi, le "bobo", je n'ai décidément rien compris à la modernité (celle en tout cas qui rime avec rentabilité). C'est vrai, quoi de plus enthousiasmant (et pratique!) que ce meilleur des mondes où le pousse-caddie aura enfin remplacé le boucher, l'épicier, le caviste! Où l'on discutera avec un écran tactile plutôt qu'avec un guichetier.
On n'arrête pas le progrès. La machine à tailler fait ses gammes, qui permettra bientôt d'éradiquer aussi le maudit Marocain qui officiait dans la froidure de l'hiver. Pour le labour, le désherbage (chimique, ça va bien avec cet univers), les traitements, on ne tardera pas à mettre au point des tracteurs automatisés qui permettront d'en finir avec ces salopards d'ouvriers agricoles, toujours malades, toujours en vacances. Quant au choix ultime, la date des vendanges, aucun problème! Comme pour les travaux précédents, on fera appel à des drones qui établiront avec précision des relevés d'activité chlorophyllienne de la plante**, et transmettront ces données à la sainte Machine, automatisée elle aussi. 
Bon, évidemment, à ce moment-là, les chantres de la modernité (qui souvent sont les employés de financiers, d'investisseurs pas toujours tendres) vont commencer à tousser un peu. Parce que, quand on dégageait les ouvriers, les vendangeurs, les sans-grades, ça allait bien. Mais maintenant le programme de gestion intégrée du château nous indique qu'afin d'optimiser la marge brute, il faut aussi licencier le coûteux, l'encombrant directeur technique devenu obsolète. Normal, pourtant, il est bien moins parfait, bien moins rentable qu'un ordinateur…


Bien sûr, il n'y a pas qu'à Bordeaux qu'on utilise la machine à vendanger, loin s'en faut. Mais vraiment, à la publication de cette image, l'assaut des passionnés de la vigne, Werther énamourés du végétal, esthètes sensibles du vin, tous girondins, a dépassé les bornes. J'ai lu de tout, il s'agissait de bien me faire comprendre, à moi le bobo ignare, que rien ne valait la vendange inhumaine (=mécanique). Qu'il était ringard de ne pas le savoir. Que c'était normal de pratiquer ainsi, qu'on ne pouvait pas faire autrement (argument connu aussi chez les pousseurs de caddies…).
J'ai d'ailleurs trouvé admirable, à ce moment-là, une fois de plus, la capacité, le talent même, indéniable, qu'ont les gens du vin de ce département à se faire détester. Puis ensuite à aller larmoyer, "on ne nous aime pas, mais pourquoi?", à s'indigner de l'odieux Bordeaux bashing dont ils sont les malheureuses victimes. 


Bordeaux, je le répète, ce n'est donc pas que cet auto-bashing. Ne tombons dans les stéréotypes d'autant qu'au cours de ces échanges plusieurs sont intervenus pour remettre les pendules à l'heure, je pense à Olivier Techer ou Dany Rolland qui, eux, pratiquent exclusivement les vendanges humaines. Ça n'a rien à voir, mais me vient à l'esprit cette image de Philippe Courrian, le Médoquin naturalisé corbiérenc, en train de virer de sa vallée enchantée le mec qui écoutait les cours de la Bourse…
Le problème, autour de la machine à vendanger, est de toute façon bien plus complexe. Et multiple. D'abord économique, social, dans un pays où les normes engendrées par une bureaucratie soviétique et des hordes de fonctionnaires omnipotents (éventuellement élus), appuyés par les gouvernements de tous bords, étranglent toute tentative d'embauche, fut-elle saisonnière. Cela étant, de trente à quarante pour cent des vignerons français continuent d'employer des vendangeurs, et produisent ainsi la plupart des crus que nous aimons. C'est compliqué, mais n'est donc pas comme l'affirment les machinistes bordelais une impossibilité. Quand on veut, on peut (souvent), même dans ce climat de malheur hexagonal. Notamment en puisant dans l'inépuisable réservoir de chômeurs espagnol ou portugais, dans les pays de l'Est aussi. La main d'œuvre, qui se compte par millions, y répond toujours présent.


Le problème est aussi bien sûr sur la qualité des vins.
Tous les vins vendangés mécaniquement sont-ils mauvais? Non, il en existe de fort agréables. Plutôt, si l'on se place dans la région concernée, dans la catégorie du gentil bordeaux de soif, sans prétention.
Inversement, tous les vins vendangés à la main sont-ils bons? Non, on en trouve aussi de dégueulasses. En revanche, il est rarissime que dans les grandes bouteilles, celles qui tirent les larmes, on trouve des jus inhumains. Ceux-là sont nés de fruits qui n'ont connu ni les battoirs, ni la benne, y compris chez ceux qui utilisent la machine pour leurs vins prolétaires.
Mais la différence entre humain et l'inhumain ne tient pas qu'à ça. On doit aussi évoquer la durabilité, la longévité ou plutôt la mortalité des ceps, au point qu'on se demande si l'on verra de vieilles vignes machine. Il faut parler de l'écrasement des sols quand le monstre passe sur un sol humide. Et de l'impossibilité de vendanger en grappes entières, ce qui est souvent un atout pour le vinificateur soucieux de sortir des rouges structurés. De la fin aussi de conduites traditionnelles de la vigne, le gobelet par exemple qui concerne une bonne partie du vignoble français et forge la spécificité des crus. Enfin, une des autres conséquences néfastes imputable à la machine à vendanger (et non des moindres!), consiste en l'abandon des meilleurs parcelles de coteaux ou escarpées. Vous imaginez vendanger Banyuls, la Côte-Rôtie, le Valais, mécaniquement? Déjà, dans certains vignobles, en Corbières par exemple, on a noté cette tendance qui évidemment contribue à banaliser encore davantage le vin.


Bref, il ne s'agit pas ici de condamner les machinistes, mais davantage de railler la mauvaise foi, les justifications, ceux qui nous expliquent que l'on fait ça au nom de la qualité. Bien sûr que l'on comprend les viticulteurs industriels qui vendent à moins de cent euros l'hectolitre. Effectivement, pour eux, la vendange sera mécanique.
Car il faut parler chiffres, c'est le nerf de la guerre. Si l'on déshumanise la cueillette, c'est pour gagner ces petits sous que j'évoquais au début en caricaturant. Selon les normes actuelles, en France, vendanger mécaniquement un hectare coûte en moyenne mille euros contre deux mille manuellement. Calculons, donc, pour un rendement (très bas à Bordeaux) de cinquante hectolitres/hectare, ça représente un coût théorique de quinze/trente centimes à la bouteille. Ces quinze centimes par bouteille, c'est le prix de l'éthique, de l'humain***. Vous êtes prêts à les mettre? À les investir? C'est aussi ça, et là sans aucune caricature, choisir le monde dans lequel on vit.



* Image publiée sur Facebook, comme un hommage rock n'roll aux nombreux vignerons qui se battent pour que leurs vendanges restent humaines.
** Si, si, ça existe déjà, et ça ne cesse de s'améliorer. Lisez cet article de Sciences et Avenir. Ou regardez ce que propose déjà cette entreprise.
*** Pensez à aller au cinéma voir Vendanges dont je parlais ici.



Commentaires

  1. Puisque ton billet est apparemment une réponse au mien autant que tes lecteurs puissent le lire : https://reignac.com/blog/2016/10/dont-rage-against-the-machine-a-vendanger.html

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    1. Une réponse, non, puisque nous les avons écrits et publiés en même temps. Mais il est la suite de ce débat facebookien où, toi, et surtout amis ultra-machinistes, vénériez le meilleur des mondes.

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  2. "Industrie" n'est pas un gros mot.
    Mais elle reste un choix stratégique et technique à assumer.

    Je crois que l'on dit "batteur" plutôt que "battoir".
    Poum poum tchak !

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    1. Assumer, c'est exactement ça, et ne pas se réfugier devant de prétendus, hypocrites arguments qualitatifs.
      (j'aime bien battoirs)

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    2. Pourquoi "battoirs" me fait immédiatement penser à l'univers de Michel Audiard ?

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    3. Moi, aux mains de Walter Spanghero.
      À propos de pognes, vous êtes encore un paquet à aimer les caresses manuelles en Médoc (avant de passer au buccal, bien sûr…)?

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    4. C'était un peu speed hier soir quand je t'ai lu.

      Or, donc.

      Le Médoc, c'est le grand terroir de l'assemblage, c'est l'assemblage des grands terroirs, un territoire de mixité sur lequel tu trouves de tout.

      Et donc, les machines côtoient les troupes et vice versa.

      Parfois sur les mêmes exploitations.

      Pour pouvoir récolter au bon rythme, celui de la maturation du raisin et du travail au chai.

      Pour un travail adapté à chaque type de vigne, aussi.
      Les "plantes" plus délicates, les vieux ceps tout tordus, le Petit Verdot qui devient purée-compote à la machine...

      Parfois, c'est l'une qui bosse, parfois c'est l'autre.
      Et quand il faut envoyer parce-que beaucoup de parcelles sont à point, les deux cohabitent.

      Et là, au chai, faut pas rêvasser.

      Du coup, nous trouvons aussi des réceptions pour la vendange manuelle et d'autres pour la vendange mécanique.

      Et parfois, c'est la même qui officie pour les deux.

      Et mon point de vue sur la qualité, que tu ne me demandes pas : tout est bon dans le cochon, dès l'instant qu'il est bien élevé (là, tu ne peux pas me contredire, et toc ! Sinon je te dénonce à Monsieur Bernier.).

      Les troupes de plusieurs centaines de coupeurs ne sont pas plus excitantes que les quatre machines en action chez mon client le plus étendu côté vignoble (j'adore les voir au travail, et je ne suis pas le seul, c'est de la science fiction.

      Toutefois, quand les petites troupes composées d'amis qui prennent leurs congés pour venir vendanger disparaitront, je serai sûrement nostalgique.

      N'empêche, je préfère gérer mon équipe de saisonniers qu'une grosse troupe de coupeurs et de porteurs.

      L'angoisse du lendemain n'est assurément pas la même.

      Ai-je bien répondu ?

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  3. Ca me fait quand même bizarre de voir la machine récolter la parcelle en bordure du petit bout de route qui va de Margaux à Issan, entre Marojallia et Palmer (tous deux vendangés à la main). C'est quand même une zone de grand cru sur la route touristique dite "des châteaux". Et tout à l'heure un producteur de la même appellation me parlait de cuves à double paroi avec circulation d'eau glycolée et parallèlement de vendange mécanique. Ca ne m'a pas paru logique. Mais ce doit être mon côté conservateur. Faut que je m'y fasse. "Times they are a changin'".

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    1. Attention toutefois au bordeaucentrisme, dans la plupart des vignobles de prestige, on vendange à la main, et on ne prévoit pas de changer. Certaines appellations bourguignonnes, en Côtes de Nuits, sont même en pourparler pour l'ajouter à leur décret.

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    2. Vu les pentes, je ne m'aventurerais de toute façon pas en machine dans ces parcelles. J'y ai vu des vols planés de tracteur qui calme les chauffeurs. Pour le reste, je te parle de ce que je connais. Ca me parait une qualité. Qui se perd.

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    3. "calment". Pardon.

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