Peut-on encore (raisonnablement) boire du bourgogne ?


Que n'a-t-on dit, écrit, chanté sur les méchants Bordelais? Coupables, d'une façon quasi intra-utérine, d'avoir vendu leur âme (en ont-ils vraiment une?…) au Diable, au Grand Kapitaaal, aux Illuminatis. Pendant quinze ans, il fallait conspuer l'infamie de ces vils marchands, l'opposant à l'insigne vertu des paysans bourguignons aux mains calleuses, sortes de Chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, protecteurs du saint Graal de la pure Authenticité pinardière.
Mais, la mondialisation est passée par là. La mode des épaules tombantes* s'est répandue chez les riches, asiatiques notamment, et malgré l'excellente facture et l'abondance des contrefaçons, la demande a dépassé l'offre des chardonnays et pinots noirs de Côte d'Or (massif). Avec comme premier résultat (je l'évoquais ici** début 2013), une inflation digne du paradis ouvrier et bolivarien de l'héritier d'Hugo Chávez, par ailleurs grand amateur de bidoche salée pour footballeurs.


La seconde conséquence de ce "millionnaires de tous les pays, unissez-vous" a justement été une internationalisation du goût de nombreux crus jusqu'alors restés sourds aux sirènes boisées de la parkérisation. On me reprochera mon manque de courage, ma trop grande fidélité en tout cas, mais il y a des noms que je n'ai pas envie de citer, dépositaires symboliques, héréditaires, de la résistance à la tendance vanilline / sauce barbecue, passés à la collaboration avec l'allégresse d'un bûcheron berrichon***. Oui, sans parler de la sauce des négociants et des gros faiseurs pour clientèle exotique, le goût de pas mal de stars bourguignonnes a changé ces dernières années, afin de mieux coller au palais du consommateur final. Bref, beaucoup n'ont pas hésité à glisser vers la pipe-à-Pinocchio.


D'ailleurs, vous vous souvenez quand nous pouffions, nous les ex-fans de Nossiter, en écoutant Michel Rolland expliquer aux étudiants en commerce de l'INSEEC**** ce que serait le vin de demain? "Que fait Coca?" interrogeait le Gascon. "Il adapte le goût en fonction des marchés. Dans le nord des États-Unis, où l’on aime par-dessus tout la cannelle, on fait du Coca au goût de cannelle. En Inde, il est légèrement épicé, c’est le plus mauvais de tous. En Europe, on trouve un Coca plus frais, plus acide. Dans l’avenir, le vin devra faire pareil: s’adapter aux différents marchés. Il faut arrêter de croire, en France et particulièrement à Bordeaux, que nous avons le monopole de la définition du goût." Concernant le vin de précision, le vin de terroir, je ne suis évidemment toujours pas d'accord avec ce que ça implique (Michel Rolland lui-même doit faire le distinguo), mais je vois à quel point son message a été entendu de Beaune à Dijon.


Reste donc la question: entre inflation et prostitution, peut-on encore (sans être journaliste) boire du bourgogne? En tout cas sans disposer d'un compte bancaire à Hong-Kong et/ou d'une bouche sucrée. Heureusement oui, on trouve encore des exceptions, même si on est très loin de la "foire aux bonnes affaires" qu'offrent des vignobles plus vastes, comme le Bordelais, la Loire, le Rhône, le Sud-Ouest ou le Languedoc; ce qui est rare est cher…
De certaines, je vous ai déjà parlé, à l'image de ce que produit désormais François de Nicolay au Domaine Chandon de Briailles. Je ne vais pas y revenir, j'avais écrit ici tout le bien que je pense de son délicieux île-des-vergelesses sans SO2 ajouté (je le précise car vraiment cette version est étincelante). Idem, puisqu'on parle de nature (style qui vraiment chez les professionnels peut très bien fonctionner avec le pinot) pour certaines cuvées de Fanny Sabre ou encore le remarquable Manganite de Julien Guillot aux Vignes du Mayne; en revanche, sur ce dernier (un gamay fin qui pinote), sur les précédents aussi, le compteur de vitesse, gradué en dollars, s'emballe légèrement, on est très loin des tarifs proposés dans les vignobles concurrents.


Essayons donc de rester dans la mission, dénicher du pinot noir à "prix humain", on va dire entre dix et vingt euros prix public, ce qui finalement est déjà pas mal quand on sait que le prix moyen mis par un Français pour acheter une bouteille de 75 cl ne dépasse pas les cinq-six euros. Attention, on ne triche pas, il faut rester en Bourgogne, hors de question d'aller se balader en Côtes de Toul, en Auvergne ou du côté de Limoux où à moins de dix euros Jeff Carrel nous régale de son pinot de montagne.


Me vient donc immédiatement à l'esprit, une bouteille débouchée il y a peu à L'Horloge*****, par un autre Jeff, Jean-François Berthellot, le précurseur de la nouvelle boulange bio******, en match d'ouverture d'un week-end avec des sommités capables, avec la même aisance, de détruire en terrasse un cubi du dévastateur rosé gardois de Louis Julian que de tenir des conférences scientifiques de haut-vol. La bouteille en question nous confirme qu'avec l'accent bourguignon, une des options majeures consiste à filer au nord, vers Irancy, appellation synonyme de jus gouleyants, que l'on fréquente trop peu à mon goût.


Le 2012 des Caves Bienvenu photographié ci-dessus, illustre parfaitement le "pinot perdu". Tout y est, c'est fin, c'est aérien, ça pinote*******, on pourrait boire des seaux de ce jus de fruits rouges. Et d'autant plus que le prix du canon est au diapason, entre douze et seize euros le bout (selon qu'il s'agisse de la cuvée générique ou de ce celle issue du coteau de Palotte.
Mission accomplie!


Et puis, il y a ce tuyau qu'on m'a glissé sur l'oreiller. Oh, je sais, c'est bien connu, les femmes n'y entendent rien au vin********. Bon, éventuellement, une camionneuse, genre maçonne soviétique tendance poissarde à la voix rauque, on veut bien faire semblant d'y croire, mais là, c'est une jeune sommelière, blonde et jolie de surcroît, qui m'a fait part de ses soi-disant lumières bourguignonnes. Malgré son évident manque de crédibilité, je l'ai quand même écoutée. Par politesse.
Elle avait goûté les pinots de ce producteur installé à Beaune (sur la route de La Ferme de La Ruchotte d'ailleurs) il y a deux ou trois ans. À vrai dire, je ne sais plus si elle l'avait connu au cours d'une de ses pérégrinations dans le vignoble, en le vendant à Lavinia, à Monvínic, au Mexique ou ailleurs.


Or, il se trouve que Jean-Claude Rateau (c'est de lui qu'il s'agit) exposait lors du dernier Millésime Bio*********. Et nous sommes tombés sur sa table juste après avoir goûté d'autres gamay qui pinotent**********. Le type est connu pour ses blancs, mais franchement parlons de son pinot noir. son beaune-les-prévoles 2017 m'a séduit. À une quinzaine d'euros, on tient là une bombinette de plaisir, un jus de jardinier symbolique de ce qui rend sa région lumineuse. Bon, ceux qui voudront casser leur tirelire (trente euros) trouveront aussi leur bonheur avec le remarquable bressandes, mais vraiment, la spontanéité du prévoles…
Merci en tout cas à la sommelière blonde (et forcément incompétente) pour cette découverte, du genre de celles qui réconcilient avec la Bourgogne.




* Rien à voir avec les piliers basques qui manquent tant au rugby français…
** Conseillant au buveurs prévenants de glisser au sud vers la Saône-et-Loire, le Rhône, j'avais entendu de tout, on m'avait expliqué que jamais les braves paysans aux mains calleuses ne nous infligeraient de hausses tarifaires "à la bordelaise". J'en ris encore.
*** Je vous fais grâce de la référence à la préfecture dudit bûcheron.
**** À lire ou relire ici dans Sud-Ouest.
**** L'Horloge, Auvillar, il vous faut un dessin?…
****** Il faut absolument que je vous parle plus en détail de leur Ferme du Roc, à Port-Sainte-Marie, sanctuaire de l'agriculture biologique.
******* A priori ce cru Palotte ne contient pas de césar, ce cépage ancien du coin encore cultivé ici et là dans l'Orne ainsi qu'en Argentine.
******** Bon, plus sérieusement, je vous renvoie à l'étude scientifique qui montrait l'origine du dismorphisme sexuel qui fait que si, les femmes goûtent mieux que les hommes. Tout est expliqué au bout de lien.
********* Que de vins admirables dans ce salon! Nous n'avons pu le visiter que le mercredi, après les folles nuits du Pic Saint-Loup, aux Matelles, chez Sophie et Aurélien Codorniou. Nuits qui, d'ailleurs, m'ont même valu un salut inattendu du dépositaire de la pensée agricole rocardienne, Jacques Berthomeau. Il a raison, il faut encourager la jeunesse!
********** Ceux des Vignes du Mayne, cités plus haut, et donc ceux des Sérol, en côte-roannaise. Vous savez comme j'aime leurs vins, mais vraiment goûtez leurs nouveaux parcellaires, Chez Blondin, et Chez Coste, c'est exquis! Un autre regard sur le gamay (on le prétend un peu différent génétiquement chez eux), tout en délicatesse.


Commentaires

Articles les plus consultés