Un coup d'avance.


Histoire racontée hier à table par un copain bordelais (n'est-ce pas le summum de l'infréquentable que d'avoir des copains bordelais?). Ça se passe au cours d'une tournée à Paris pour promouvoir ses vins, excellents par ailleurs (infréquentable, on vous dit, on boit même du bordeaux à la maison…). Il a rendez-vous avec un triple-étoilé du Guide des Pneus. Le type, pardon, le Maître l'accueille, affable: "Bien sûr que nous (j'hésite à poser ici un "Nous" napoléonien…) connaissons vos vins, nous les aimons d'ailleurs. En revanche, comprenez-nous, ils ne sont pas assez chers pour l'établissement!"
Le Mondovino tel qu'il va ne peut que combler ce cuistot. Dépassée l'époque des "zinzins", ces investisseurs zinstitutionnels dont le débarquement dans le vignoble girondin à la fin des années quatre-vingts semblait à beaucoup une ridicule partie de Monopoly pinardier où beaucoup de ces groupes, parfois étatiques, allaient laisser des plumes. L'avalanche de pognon qui a recouvert depuis la partie visible de la filière aurait tendance à nous faire passer les pauvres zinzins de l'époque pour des gestionnaires tendance bons pères-de-famille…


Une fois n'est pas coutume, ce n'est pas une information, mais une rumeur qui m'amène à ces considérations. Une rumeur insistante (quoique démentie) qui agite, bouleverse le Pif 2.0 en ce début d'année*, la cession du fameux Clos Rougeard aux héritiers du groupe communico-bétonnieur Bouygues.
Alors bien sûr, on pourrait aussi parler de l'autre actualité du moment, la reprise du grand cru de la colline de Corton, Bonneau du Martray par le propriétaire du coûteux Screaming Eagle californien dont le prix est un formidable exhausteur de goût (et du club de foot d'Arsenal). Mais franchement, ça, en Bourgogne, c'est d'une banalité à laquelle on s'est déjà habitué.
Concernant le domaine des frères Foucault, on touche en revanche à un symbole peut-être bien plus éclatant. Car, un peu comme avec la vente des murs de la maison de la grand-mère de François des Ligneris à un magnat du saint-&-millionisme**, nous voilà face au rachat de quelque chose qui a longtemps incarné une viticulture alternative à celle qui faisaient les délices des riches de ce Monde. Je ne me souviens plus du prix auquel nous payions au début des années quatre-vingt-dix*** les bouteilles du Bourg avec lesquelles nous rigolions en ridiculisant de grands bordeaux, tant mieux d'ailleurs, toujours est-il qu'il s'agissait là de vins de francs buveurs, pas d'icônes qu'on range dans des coffre-forts, ou de placements financiers, des produits bancaires à la FICOFI****.
Et puis, autre symbole, Clos Rougeard, ce n'est pas Bordeaux ou la Bourgogne, ni même la Champagne ou le Rhône, c'est juste la Loire. Ce continent de vins paysans et sincères, si bon marché, dont nous aimons remplir nos caves et boire tout notre soûl. La Loire, au niveau du plaisir/prix, c'est le "Languedoc du Nord", le kokhoze en moins mais avec en prime un esprit vigneron, joueur et partageur, un amour de la descente de cave***** qui surpasse même la Bourgogne de jadis, celle d'avant les hélicoptères******.


Répétons-le, même annoncé par la très sérieuse RVF, le rachat du Clos Rougeard n'est en l'état qu'une rumeur. On sait que depuis la disparition de Charly Foucault, les problèmes de succession sont compliqués, on raconte même que Bernard Arnault et LVMH seraient actuellement en concurrence avec Martin Bouygues pour le rachat des dix précieux hectares de Chacé, bref, tout est encore possible. Il n'empêche, quel coup de pub pour la Loire! Dans le Monde entier depuis hier, les buveurs d'étiquettes sont en train de découvrir ce vignoble de pauvres, ce vignoble inconnu dont on parle même dans The Drinks Business. "Saumur? Where? What?" Vous imaginez si on avait raconté ça à des vignerons locaux il y a dix, vingt ou trente ans?


Face à cette nouvelle, en France, un des derniers pays communistes sur Terre, il est bien sûr de bon ton de se lamenter devant ce nouvel assaut du "Grrrrand Capitalll". Franchement, parmi tous ceux qui se lamentent qui lampait encore du Clos Rougeard midi et soir? Ça fait belle lurette que, compte tenu de l'explosion tarifaire et de la raréfaction, le saumur de chez Foucault avait déserté la table du commun des buveurs, et je ne parle pas des grandes cuvées! J'ajoute que le fait que de grandes fortunes se payent une vigne ne date pas d'hier. La Romanée-Conti, Lafite-Rothschild, ce ne sont pas et depuis longtemps des pinards de petits paysans en sabots crottés. Et même si on reste dans la Loire, à Saumur, prenons Clos Cristal: malgré ses sabots, le père Antoine était un riche industriel, ami des puissants. Son argent n'a pas ruiné ce terroir, il l'a révélé. C'est au contraire l'arrivée du kolkhoze qui risque bien de l'engloutir!
L'arrivée de capitaux extérieurs, effectivement, a parfois conduit à créer des vins plus "internationaux", plus boisés, plus facilement "compréhensibles" par la critique assermentée et une clientèle qui a moins de temps à perdre avec la complexité de cet artisanat agricole qui se voudrait un art (au sens en tout cas des ventes aux enchères). Mais pas tout le temps.
Se lamenter, de toute façon, face à de telles (éventuelles) acquisitions, ne sert à rien. Si on veut continuer à boire ce type d'étiquettes, la solution est simple: il suffit de faire fortune. Ou d'avoir des amis riches, ce qui est encore mieux, car quand on les paye, si on s'amuse à calculer leur rapport prix/plaisir, on est forcément déçu, sans pouvoir se l'avouer…
Surtout, ce genre de situation nous ramène à la base de l'amour du vin, à la curiosité, à la soif de découverte. Plus de Clos Rougeard*******, qu'à cela ne tienne! Goûtons, fouillons, creusons! Ayons un coup d'avance, fuyons les marques établies (sauf celles évidemment qui ont de la suite dans les idées), trouvons leurs successeurs, dans leur imperfection des débuts, donc, quelque part, leur humanité. À Saumur, à Bourgueil, à Chinon, et partout ailleurs, dans le Sud-Ouest, en Languedoc-Roussillon… Quitte à sembler aussi ridicules que nous l'étions il y a vingt-cinq ans en affirmant que le vin des frères Foucault était "grand". En tout cas qu'il nous plaisait au moins autant que certaines gloires de l'époque.




* Ce qui me fait penser qu'il faut, chers amis et lecteurs, que je vous que je vous présente de façon très officielle mes vœux pour l'année qui s'ouvre. Ce sera fait dès que les fêtes seront finies pour le pauvre petit Espagnol que je suis devenu, c'est-à-dire après ce munificent week-end des Reyes; Melchior, Gaspard et Balthazar débarquent tout à l'heure au port de Barcelone, les bras chargés de présents.
** C'était ici.
*** Merci encore à d'autres frères, les Guinaudeau, ces Tourangeaux qui nous ont ouvert les portes de la Loire.
**** Importante société spécialisée dans la vente d'étiquettes chères aux plus riches de ce Monde. Si vous aimez boire de l'argent, c'est ici.
***** Tiens, juste deux exemple, parmi tant d'autres, un à Chinon, l'autre juste de l'autre côté de la Loire, à Bourgueil.
****** Oui, Jean-Marc, je sais… (private joke)
******* Pour Bonneau du Martray, moi, je sais ce que je bois en remplacement, du pernand-vergelesses de Chandon de Briailles dont je parlais ici.



Commentaires

  1. Libre à chacun d'en penser ce qu'il veut mais Montrose et surtout Tronquoy-Lalande se portent plutôt mieux depuis leur arrivée.

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    1. Montrose qui, par parenthèse, fait partie des rares GCC passés au bio.

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