Vi de vila (vin de village).


Ce n'est pas une route, c'est une couleuvre. Une longue couleuvre qui durant six ou sept kilomètres serpente entre les éboulis de schiste noir, de llicorella, les carignans sculpturaux et les amandiers taillés. Au sommet de la grande côte, un quart d'heure après avoir dit merde à la vulgarité côtière, cinq minutes après avoir avalé votre (excellente) tortilla matinale au Semafor de Riudecols, vous avez quitté la voie rapide qui file vers Falset pour tourner à droite. Direction Porrera.
Est-ce à cause de ces quelques kilomètres si longs, si beaux que j'éprouve toujours une émotion particulière en arrivant dans ce village? Sûrement. Ce paysage tourmenté, ces parcelles qui puent le travail bien fait, qui sentent la pioche et la sueur, qui racontent une forme d'amour taiseux n'y sont pas pour rien. Tout comme ces modestes cabanots soigneusement passés à la chaux, ces vergers du milieu de nulle part où, par la grâce du sécateur, on vénère l'arbre, quelle que soit son essence, par gratitude, parce qu'on se souvient que son fruit, son huile réchauffèrent le très long hiver qu'a connu le Priorat.


Et puis il y a ce type dans sa Méhari orange. La première fois que je l'ai vu, je crois que j'avais neuf ans. Je ne comprenais pas tout ce qu'il disait, ça sonnait comme le patois du pays de papa, mais je savais qu'il parlait de rébellion, de liberté et d'espoir. Lluís Llach, héros catalan, "revenu" à Porrera; aujourd'hui vigneron abstème, pour moi souvenir d'une époque que les politiciens de sa région font mine d'ignorer.
Je vais vous raconter un truc, il y a plus de dix ans alors que je devais faire des images de commande, en Priorat, j'avais photographié des amandiers pétrifiés par l'hiver du côté de La Villela Alta, sur un ciel défoncé par le froid, et je ne pensais qu'à cette chanson magnifique, éternelle, Com un arbre nu, à cette partie d'un tout que nous sommes. Cette image argentique (dont vous voyez un détail ci-dessous) a voyagé, elle a même failli faire l'étiquette d'un des premiers jus voulus sans violent déchaînement de bois, sans que cette terre puissante ne se dilue dans le chêne, mais elle effrayait, ces amandiers disaient trop la puissante noirceur du terroir, de mièvres cerisiers en fleurs les ont remplacés. L'arbre nu est visiblement un mystère exigeant, qui, en tout cas, peut aisément échapper au tout-venant.


Lluís Llach, je me dis qu'il n'est pas pour rien dans l'ambiance qui règne à Porrera. J'y ai encore passé une merveilleuse journée samedi. De jolis haricots verts, un kilo de tomates mûres, des cerises au marché de la plaça de Catalunya; le détour obligatoire par les voûtes turquoise du petit restaurant charmant qui jouxte le chai de Vall Llach. Vous vous souvenez, La Cooperativa, je vous en avais parlé ici, le bistrot sympa et bien torché qui manque à tant de villages viticoles, l'endroit simple tenu par des gens de goût, par des gens cultivés, où on cuisine maison et où rigole avec les Chinois de la table de derrière.


Tiens, tant que j'y pense, j'y ai bu à La Cooperativa deux grands verres d'un de ces superbes vins de culture catalans, deux verres d'un magnifique rancio* du Priorat de 30 ans. Arrels, une espèce d'OVNI produit dans un autre village, à Gratallops, dans une maison magnifique, immense, "dans son jus", que j'avais eu la chance de visiter de fond en comble il y a deux ou trois ans. Eh oui, vous vous rendez compte, à Porrera, ils sont même capable de servir des vins qui ne viennent pas de chez eux, des vins des villages voisins, et même de pays étrangers! Ça me change des Corbières…


Oui, j'ai la faiblesse de penser que Lluís Llach n'est pas pour rien dans ce que l'on ressent à Porrera, dans cette ouverture d'esprit qui se manifeste à chaque instant. Certes, j'avais le meilleur guide du Monde pour arpenter les ruelles pentues du village, Clio Perrin, qui a travaillé deux mois dans la cave du chanteur, et qui aime d'amour ce coin du Priorat. Avec elle, nous sommes allés saluer la patronne du Cafè Antic (où les mots de Lluís ornent le mur qui sert d'horizon aux joueurs de manille), avons parlé du travail dans les vignes, partagé les derniers potins, caressé les vénérables portes de ces maisons à étages, si hautes, si nobles. Saviez-vous que certains villages du coin, comme La Villela Baixa ont été à une époque surnommés "Nueva York" à cause de la hauteur de leurs édifices?


Bon, je ne vais pas le répéter cent fois, il est rare, notamment en Catalogne, de recevoir cet accueil, simple et franc, direct, de voir ces gens si différents qui se parlent, se mélangent; l'ouvrier agricole sénégalais** rigoler avec la mamie appuyée sur sa canne, le gars du village auquel j'offre une coupe de cava disparaître et revenir cinq minutes plus tard avec une bouteille de rouge et un bidon de cinq litres de l'huile de son olivette… Nous étions si bien sur cette plaça de Catalunya, dans cette cité vivante***, alors qu'un souffle de vent du Nord venait nous rafraîchir de la moiteur barcelonaise, trois heures en terrasse, à trinquer comme au temps d'avant la télé, avec du carignan a granel, du vermut clair, aux amers bien marqués de Falset et de la bière, bitter elle aussi, L'An Jub, montée de L'Èbre si proche. Nous avons presque du nous enfuir…


Vous allez dire, chers lecteurs, que ça y est, je suis tombé sous le charme. Que mon "objectivité subjective" en a pris un coup. Alors, même si les rosiers des potagers de Porrera sont inoubliables, les fleurs, ça suffit! Car, vous le savez, vous qui me suivez, je ne suis pas très fan (euphémisme…) des vins du Priorat.
Et, malheureusement, ça n'a pas changé, à une ou deux exceptions près****, j'ai toujours autant de mal à ingurgiter les jus "à l'Américaine", détruits par le bois, brûlants d'alcool et de volatile, qu'inspirèrent ici les dégustateurs yankees, et notamment le croquignolesque duo Campo-Miller, les Laurel et Hardy de la critique pinardière auxquels j'avais fait quelques misères. Quant à leurs concurrents modernes qui jouent sur la verdeur pour inspirer aux dégustateurs débutants une certaine "fraîcheur" et un "vrai travail du sol"…
Sans parler du culte local qu'on loue aux "cuves à roulettes"; j'ai rarement vu sur une si petite surface autant de déplacement de jus, à un tel point qu'il devient un peu compliqué de savoir qui fait quoi, de quelle origine réelle provient tel ou tel vin. Pour plaisanter, par dérision, il y a quelques années, alors que les "professionnels" me riaient au nez quand je suggérais d'inventer des cuvées plus actuelles, moins "pipe à Pinocchio",  plus buvables, j'avais songé à baptiser un vin Camions del Priorat (clin d'œil à Camins (chemins) del Priorat, une étiquette célèbre de l'appellation), en hommage aux bons vieux camion-citernes qui crapahutent sur les routes tortueuses du Priorat


Pourtant, oui, je me suis régalé, vraiment régalé à goûter un des derniers jus produit ici, à Porrera. Sur la la belle colline "tendance Côte-Rôtie" qui ferme le village au nord-ouest. Celui qui va sortir ça n'est pas exactement un petit nouveau, il s'appelle Saluz Álvarez. Auparavant, justement, il élaborait les vins de Vall LLach; la vie a fait qu'il vole désormais de ses propres ailes et vinifie, dans un bout de cave que lui a prêté un copain, le fruit de ses propres vignes.
Nous avons dégusté trois jus de ce domaine qui s'appellera Dibuix, "dessin" en catalan. Le premier, le plus générique est une pure gourmandise, un carignan augmenté d'un peu de grenache noir, qu'on a envie d'embouteiller au plus vite, tel quel, pour profiter de son fruit éclatant: j'en veux! Le second jus qui rassemble des raisins de plusieurs parcelles du village est plus sérieux, mais encore un peu fermé; à revoir. Le troisième, en revanche, issu d'une seule et même parcelle de vieux carignan, même s'il en conserve pas mal sous le pied, se présente comme une puissante dentelle; pour rire, et surtout à cause de ses frais arômes de griotte, je l'ai comparé à un chambertin! À l'aveugle, je me demande bien d'ailleurs qui irait chercher là la rusticité présumée des tanins du carignan. Celui de Dibuix est aérien et ferait pleurer de bonheur le troubadour de ce cépage, mon camarade Michel Smith, Mister Carignan Story.


Ces trois vins, vous l'avez compris, sont en cours d'élevage dans ce minuscule bout de cave, au sommet de Porrera. Il faut maintenant les finir, et aussi les protéger de la terrible chaleur estivale. Saluz, qui m'a touché avec ses doutes et ses questions, avec cette étonnante humilité pour un type qui a sévèrement bourlingué dans sa vie, en a l'air conscient. S'il conduit ces jus à leur terme, sans trop les toucher, je serai un de ses premiers clients (d'autant que les tarifs devraient être "humains").
Car, au delà de leur qualité intrinsèque, j'aime profondément ce qu'ils symbolisent, le fait que l'on comprennent enfin en Priorat tout l'intérêt de la traçabilité (mot vilain mais efficace). Qu'enfin l'on rapproche le vin de sa vigne (en l'éloignant si possible du bois et de la poudre de perlimpinpin œnologique), bref, que l'on applique vraiment cette réglementation édictée fin 2009 par le Conseil régulateur de la DOq, une hiérarchisation qui intègre la notion française d'appellation communale avec l'apparition du Vi de Vila*****, du vin d'un village.
Et si, en plus, ce village est Porrera, le village de Lluís Llach, ça me réjouit!





* J'ai sous le coude un chronique sur une des plus intéressantes dégustations de l'année, une vingtaine de grands rancios des Pyrénées-Orientales, de Catalogne française. Bientôt, quand je serai revenu de croisière…
** Le Sénégal, c'est d'ailleurs une des histoires d'amour de  Lluís Llach qui a monté une fondation, là-bas, à Palmarin, un projet éducatif expliqué ici.
*** Je ne vais pas revenir sur mon papier de l'autre jour à propos du super bistrot de Roquebrun, et surtout de tous les villages français qui crèvent, mais quand même, rendez-vous compte: à Porrera, commune de 430 habitants perdue au fin fond du Priorat, on trouve deux restaurants, deux cafés, une boutique de vin, deux alimentations, un bureau de tabac, une boucherie, et une pharmacie! Et dix-huit bodegas en plus de la coopérative! À méditer, surtout pour nous, ressortissants du pays des pousse-caddies…
**** Vous vous souvenez de ce fameux Pim Pam Poum? À ce propos, il faut suivre les aventures, entre Priorat et Galice, de Fredi "Fresquito" Torres (qui nous a aussi régalé de son Flow de l'Emporda), il y aura du nouveau dans les mois à venir.
****** C'est assez drôle, car j'avais entendu il y a quelques années une professionnelle barcelonaise me parler avec un profond mépris des vinos de pueblo. Dans sa voix, on lisait la saleté, le côté paysan, bref le contraire de l'idée qu'elle se faisait du "progrès" vinicole.


Commentaires

  1. Merci, Vincent, de cette vision amoureuse du Priorat. J'ai fréquenté en son temps aussi ce village qui touche le coeur du voyageur. Je me suis même laissé entraîner dans une petite épicerie fourre-tout dirigée si je ne me mêle pas les pinceaux par une charmante dame qui vendait aussi du vin. Oui, il y a de fort belles choses dans ce pays... Permets-moi de rajouter ce lien qui conduit vers un autre gars un peu fou de Samso (Carignan) à qui j'avais rendu vite il y a 3 ans : http://les5duvin.over-blog.com/article-carignan-story-n-67-priorat-la-suite-chez-raimon-74337177.html

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    1. Roule, bonhomme, tu es chez toi! (comme on se sent à chaque fois chez soi à Porrera)

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  2. Merci Vincent. ton papier arrive sous la grisaille nantaise. Quand on me parle ainsi de Lluis Llach, je fonds telle une guimauve maison.

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  3. Tes mots devraient être remboursé par la sécurité sociale tellement cela fait du bien de te lire, de savoir que ces endroits existent, ta manière de les dépeindre . Après un passage dans une petite ville de la banlieue toulousaine à chercher en vain un troquet pour boire un demi tout simplement, j'avoue avoir eu un moment de désespoir. La lecture de cet article donne du baume au coeur. S'il y en a là, il y en a ailleurs... bien sûr !

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