Je pense au Bas-Médoc, je pense à Courrian…
Comme je l'avais malheureusement subodoré dans la nuit de dimanche à lundi, en racontant les malheurs de Didier Michaud à Château Planquette, une partie du Bas-Médoc a connu un véritable désastre. La grêle qui s'est abattue du côté de Blaignan, Prignac, Ordonnac et Saint-Yzans a fait des dégâts considérables. À l'heure des comptes, on parle de plus de mille hectares dévastés. Les vignes sont d'autant plus abîmées que nous étions en pleine période de la fleur.
J'ai conservé une vieille tendresse pour le nord de la presqu'île, pour ses brumes, pour ses prairies mouillées, ses esteys riches de pibales et d'anguilles, ses ports dont les lavaneaux des bateaux de bois me faisaient penser aux ailes imaginaires du Hollandais volant. Une douce mélancolie, parfois balayée par la colère de l'Océan ou les sautes d'humeur de la Rivière.
Et quand je pense au Bas-Médoc, je pense immédiatement à Philippe Courrian. À Philippe, à mon copain Philippe qui, à l'heure qu'il est, file sur l'autoroute des Deux-Mers pour rejoindre sa terre natale, meurtrie par la Nature. Philippe (avec le pauvre
Jean Boivert des Ormes-Sorbet) fait partie de ces types qui, dans les années 80, ont réveillé le Médoc, au delà de leur propre appellation. Gascons inspirés, paysans éclairés, ils ont changé leur Monde.
Aujourd'hui, alors que Philippe Courrian, le Bordelais anticonformiste, donne de l'esprit, de la grâce aux Corbières, ce sont ses enfants, Véronique et Fabien, qui, dans les traces du père, font vivre le Château Tour-Haut-Caussan, un de ces crus qui donnent envie de boire des vins de Gironde. Au téléphone, sans ciller, Véronique m'a confirmé que la récolte 2014 était détruite "à 100%". "On attend deux-trois jours pour être sûr, mais bon…"
Je ne veux pas penser au visage de Philippe quand tout à l'heure, en arrivant, il découvrira les vignes qui grimpent vers son cher vieux moulin, symbole de liberté et d'indépendance.
Je ne veux pas penser au visage de Philippe quand tout à l'heure, en arrivant, il découvrira les vignes qui grimpent vers son cher vieux moulin, symbole de liberté et d'indépendance.
Parce que je ne suis pas sur place, parce que je ne sais pas quoi faire à part vous demander de mettre à sec tout ce qu'il reste du stock de Château Tour-Haut-Caussan (sûrement un des meilleurs rapports qualité/prix de la presqu'île), je me contente de vous ressortir ce vieux texte écrit il y a six ou sept ans sur "l'oasis en Corbières" qu'a inventée Philippe Courrian. Il y est question d'une certaine "conscience du vin", d'un certain rapport à la Nature, d'une certaine lecture de la vie. De son Cascadais aussi, un corbières* sur lequel vous feriez bien de vous précipiter. Et, je ne vous dis pas seulement parce que c'est mon pote et que je suis triste pour lui…
L'oasis en Corbières
Il faut quitter le monde préfabriqué des pavillons, des conventions, des angles droits. Alors, à l'entrée de sa vallée, juste après un radier africain où viennent se mêler deux rivières cyclothymiques, c'est un petit panneau, lettres rouges sur fond blanc, qui donne le ton : « campagne habitée ». Les deux mots sont importants. « Campagne » : parce que c'est comme ça qu'on dit, tout simplement, avec cette élégante pudeur occitane qui se méfie des ors, des « châteaux » ronflants, des Domaines-Pleins-De-Majuscules ; « campagne », c'est tellement vrai, tellement la vie de l'homme auquel nous rendons visite. « Habitée », aussi : le paradis terrestre, ça marche mieux avec un jardinier, pas un planteur de pétunias ! Un qui écoute, qui regarde avant d'agir.
Philippe Courrian vit ici, loin, si loin du confort intellectuel. Nous sommes à l'épicentre des Corbières, dans les Corbières, quelque part entre Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse et Talairan. À l'intérieur, là où la Méditerranée est encore bien présente, mais sait parfois se faire oublier, se maquiller d'une touche périgordine, provençale, tendance Buoux ou Sivergues.
Vigneron en Médoc « depuis dix générations », bûcheron aussi dans sa jeunesse quand la vigne ne nourrissait pas son homme et qu'en Gironde, le pin faisait riche, Philippe Courrian a acheté cette vallée, à l'opposé de ce qu'on croyait qu'il était, en 1991. Huit hectares de vignes délaissées, un moulin fatigué noyé dans un luxuriant roncier, et au milieu coulait une rivière… N'importe qui aurait rebroussé chemin ; lui, tout content, a couru chez le notaire de Caunes-Minervois. « Bien moins cher qu'une maison à Soulac, ou au Bassin… ». Mais avec un peu de travail supplémentaire…
Ainsi, avec ce qu'il faut de patience, naquit ce jardin anglais où tout est à sa place, sans ostentation. « Si je n'ai rien gâté, c'est juste parce que je n'avais pas assez d'argent » explique-t-il presque en s'excusant. Car, si vous cherchez de l’espante, de la déco, passez votre chemin ! Ici, on ne fait pas trop dans la midinette attardée. Vous êtes dans la thébaïde d’un sage, une sorte de moine-herboriste qui se réchauffe l’hiver en écoutant du grégorien. Demandez-lui après ça de faire « du vin avec une plume dans le cul » ! Il a toujours consciencieusement fuit la mode : dès les années 90, il s’interrogeait sur les excès de l’élevage en barrique (non sans avoir fait préalablement ses propres expériences) et, à l’orée de la décennie suivante, il n’a pas attendu que d’autres se fassent des trous dans l’estomac pour dénoncer les snobismes en vogue, à Paris et ailleurs. De toute façon, il se méfie comme de la peste des bouteilles trop impressionnantes pour être honnêtes. « Il faut boire avec son ventre, dit-il… »
On songe évidemment à Delteil qui comme épitaphe ne rêvait que d’un mot : « innocent ». J’ajouterai, en bande son, sur le radio-cassette de sa cuisine, Gérard Manset, « il voyage en solitaire ». Et Don Quixote qui toujours lui indique le Nord.
Mais le moine n'est pas un ascète, simplement, on sert chez lui de « la cuisine de palace en espadrilles », des repas de rois que l'on prend sur une toile cirée. J'ai entre autres le souvenir d'un concours de lapins avec le grand Jean-Marie Amat. Ou l'inévitable et succulente recette des anchois minute (avec apéro et sieste intégrée) du maître de maison. Des produits justes, millimétriquement choisis au marché de Lézignan et copieusement arrosés de vin sans étiquette (du Cascadais, of course), parce que, comme disent les copains, « au moins là, on sait ce qu'on boit… »
Mais le moine n'est pas un ascète, simplement, on sert chez lui de « la cuisine de palace en espadrilles », des repas de rois que l'on prend sur une toile cirée. J'ai entre autres le souvenir d'un concours de lapins avec le grand Jean-Marie Amat. Ou l'inévitable et succulente recette des anchois minute (avec apéro et sieste intégrée) du maître de maison. Des produits justes, millimétriquement choisis au marché de Lézignan et copieusement arrosés de vin sans étiquette (du Cascadais, of course), parce que, comme disent les copains, « au moins là, on sait ce qu'on boit… »
* Et du Vin de Pays qui va avec, La Roque dansante, que les ivrognes de passage dans la vallée heureuse boivent dans l'été qui suit la mise sans penser aux autres…
Addenda:
Ce soir, j'ai eu Philippe Courrian au téléphone. Il venait d'arriver en Médoc, il découvrait les vignes familiales, dévastées, près de son cher moulin, à Blaignan. La grêle a tout détruit, il n'y aura pas de Château Tour-Haut-Caussan en 2014.
Les indemnisations? Les réunions à la Préfecture? Au bout du fil, je sentais la colère poindre quand il me racontait les "parasites" qui, après une autre catastrophe suivie d'une demi récolte il y a quelques années, lui avaient généreusement envoyé un chèque d'indemnisation de 59€.
"Tu sais, c'est dur, je n'ai jamais, jamais vu ça. Plus une feuille". Pourtant, il veut y croire, ce que je comprends chez ce mécréant qui aime les églises et le chant grégorien. Il veut y croire mais je me souviens de sa voix tremblant d'émotion alors que lui, vigneron historique de son appellation, se posait la question de savoir si ses enfants allaient pouvoir "continuer".
Amis qui parfois confondez la lecture du petit livre rouge et le choix d'une bouteille de rouge, soyez gentils, ne me parlez pas de "Bordeaux bashing" pendant quelque temps…
-:-:-:-:-
Addenda:
Ce soir, j'ai eu Philippe Courrian au téléphone. Il venait d'arriver en Médoc, il découvrait les vignes familiales, dévastées, près de son cher moulin, à Blaignan. La grêle a tout détruit, il n'y aura pas de Château Tour-Haut-Caussan en 2014.
Les indemnisations? Les réunions à la Préfecture? Au bout du fil, je sentais la colère poindre quand il me racontait les "parasites" qui, après une autre catastrophe suivie d'une demi récolte il y a quelques années, lui avaient généreusement envoyé un chèque d'indemnisation de 59€.
"Tu sais, c'est dur, je n'ai jamais, jamais vu ça. Plus une feuille". Pourtant, il veut y croire, ce que je comprends chez ce mécréant qui aime les églises et le chant grégorien. Il veut y croire mais je me souviens de sa voix tremblant d'émotion alors que lui, vigneron historique de son appellation, se posait la question de savoir si ses enfants allaient pouvoir "continuer".
Amis qui parfois confondez la lecture du petit livre rouge et le choix d'une bouteille de rouge, soyez gentils, ne me parlez pas de "Bordeaux bashing" pendant quelque temps…
Avec Philippe, c'est le Haut du Bas. On est dans le Médoc sage et humain. Quand il est dans sa vallée, c'est pareil. J'aime - même si ça fait trop longtemps déjà - me promener sur ses terres avec lui dans les Corbières et l'entendre dire au détour d'un chemin, alors qu'il contemple ses vignes : "Que c'est beau" ! Alors mon Philippe, toi qui en a connu des vertes et des pas mûres dans ta vie de vigneron paysan, tiens bon !
RépondreSupprimerUne bien belle région que ce Bas Médoc ! Rude, sauvage, mais si belle. Une pensée pour les viticulteurs blessés dans leur chair par la grêle. Un message de solidarité pour les chateaux Taffard de Blaignan, la Cardonne, la Gorce, Bejac Romelys, la Hourqueyre, Fleur la Mothe…. Un mot d’encouragement pour les viticulteurs des Caves Coopératives, d’Ordonnac, de Prignac et de Saint-Yzans. C’est peu, mais c’est sincère.
RépondreSupprimer