Déviant ou d'évier ?


J'en ris encore. Après la viande pourrie, voici donc venue la mode de l'huile rance. Maturée* pardon… L'ultra-snobisme n'a pas de limite quand il s'agit de soutirer quelques euros aux gogos. Dernier must en date, pêché sur un site très chic d'alimentation de luxe par correspondance**, une huile d'olive sicilienne millésimée. Cueillette 2015, et quatre-vingt-quatorze euros le litre tout de même! Quand on connaît la capacité de conservation de l'huile d'olive, on se dit que décidément peu importe qu'on se mette une plume dans le cul pourvu que ce soit à la mode…
Par parenthèse (circonstance aggravante?), l'huile en question est vendue par par Franck Cornelissen, vigneron belge dont une bouteille de vin insulaire avait frappé les esprits ici-même***, terminant sa course à l'évier, dans un éclat de rire général (décidément…)


"Vins d'évier, vin déviant", c'était le thème d'une autre partie de rigolade l'autre jour avec des amateurs (et professionnels) de longue date des vinifications naturelles. Discussion qui vient en écho d'une vieille phrase reprise par l'écrivain-performer Emmanuel Giraud****, phrase définitive de Sébastien Lapaque : "les détracteurs accusent les vins naturels d'être déviants. Ils croient être blessants, ils sont flatteurs. Dans ce monde de perfection technologique, simplifié, stérilisé et surveillé, c'est un honneur d'être déviant!"
On a le droit de juger le propos dogmatique et vaguement obscurantiste, mais je trouve que son intérêt réside dans un concept, faire de la déviance, du défaut, une valeur cardinale du vin naturel. Un signe de reconnaissance aussi pour les palais (et esprits?) faibles en quête de ré-assurance.
Si on le pousse jusqu'au bout, si on l'applique à la lettre, ce concept nous amène donc à considérer les vins naturels correctement faits, droits, policés, comme suspects. Ou en tout cas moins honorables que des jus dégradés.


J'ai du mal à ne pas voir dans cette tendance (qu'on peut considérer comme un extrémisme) une certaine apologie de l'ignorance****. Oh, pas l'ignorance brutale de Baldur Von Schirach, quelque chose de plus suave. À l'image de la phrase d'une néo-vendeuse de vin, Fleur Godart, célébrée et interviewée par Mint, un magazine-objet parisien (et forcément un peu berlinois) un rien aseptisé: "je fais ce métier parce que je n'y comprends rien et que ça me passionne d'en apprendre davantage."


Je n'ai rien contre la fraîcheur, j'ai un peu plus de mal avec l'ignorance, surtout quand, mezzo-voce, on en fait un dogme. Un problème aussi, pour en revenir au propos, quand on veut faire de la déviance une nouvelle normalité, un nouveau carcan, un nouveau conformisme. Donc, soyons clair, quelque chose d'ennuyeux (j'allais écrire chiant), de réducteur, de limitatif qui passe le goût d'une époque au rouleau-compresseur, comme ça a, par exemple, été le cas il y a quelques décennies avec l'ultra-boisé ou la surmaturité. En raisonnant par l'absurde, a contrario, le nouveau vin déviant, "résistant", deviendrait celui qu'on a amélioré avec de la gomme arabique, des tanins artificiels ou qu'on a flash-pasteurisé. Ce serait logique.


Et puis, n'en déplaise aux politiciens (et aux marketeurs) pinardiers, demeure la question essentielle: l'ambition du vigneron naturel est-elle vraiment d'élaborer des vins déviants? Sauf cas particuliers, et relativement marginaux******, la réponse est évidemment non. La déviance, les déviances sont généralement des accidents de parcours dont on se passerait volontiers (même si certains snobs à force ont le palais formaté…) et qui ont plutôt tendance à empêcher de dormir qu'à donner envie de sabrer le champagne.
Ainsi cette conversation avec Fabien Jouves, un des leaders de la bande des jeunes Cadurciens. Nous étions en train de goûter la cuvée Amphore 2016 du Mas del Périé, radicalement différente des éditions précédentes. Un vin ample et tenu, délicieux, autrement plus droit qu'avant. Effet millésime? Pas du tout répond-il sans détours, "j'en avais marre, je me suis payé un microscope."
Car, on peut (surtout dans certains cénacles) aimer des vins qui n'en sont plus. Chacun est libre de ce qu'il a envie de boire. Ou de balancer à l'évier*******. Hors crimes et délits pénaux, tous les goûts sont dans la (ma) Nature. Mais revenir parfois à un peu de rectitude, outre le respect du client normal, ça a quand même un certain charme. Et heureusement, on n'est plus à la fin des années quatre-vingt-dix, quand débarquaient d'Ardèche et d'ailleurs des vins plus surnaturels que naturels, cette voie du travail, de la précision, de la rigueur est désormais empruntée par tous les vignerons sérieux. Enfin, les vignerons tout simplement.





* Sujet drolatique évoqué dans cette chronique. Où il est également question d'une grande huile d'olive de l'année, fraîche.
** Le site Culinaries qui fourgue par ailleurs quelques produits remarquables.
*** C'était ici. Plusieurs bouteilles d'ailleurs, naturelles ou pas, avaient suivi celui de Cornelissen à l'évier.
**** Emmanuel Giraud, auteur notamment de L'excès, à qui je dois cette photo de verre Déviant, nom d'un bar à vin branché qui vient d'ouvrir rue des Petites-Écuries dans le Xe, sorte de cousin parisien de La Volátil barcelonaise.
***** J'en parlais dans cette autre chronique.
****** À l'image des trafiquants, escrocs et autres faussaires dont je parlais ici.
******* Une mode photographique inaugurée ici il y a quelques années avec des vins qui n'avaient rien de naturel, comme dans cette chronique qui évoque un Vega Sicilia ou




Commentaires

  1. Tu n'es pas loin de la vérité je crains. Lors du concours de Paris le week end dernier, nombre de vins médaillés sont issus de thermovinification et d'élevage avec alternatifs. Beaucoup de vins issus d'un travail d'orfèvre coûteux, au vignoble comme en cave, n'ont pas dépassé le cap des pré-sélections régionales girondines. J'ai pris rendez-vous chez mon proctologue.

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  2. La science face à l'obscurantisme. Surpris tout de même par cette anecdote sur Mas del Périé, c'est la première année que je n'achète pas car trop marqué nature (alors que 2015 m'avait ravi) ?

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    1. Franchement, je n’ai Goûté que cette cuvée sur 2016. Et l’ecart est stupéfiant.

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  3. Vincent,

    Retrouvé ceci dans mes archives :
    Cahors Mas del Périé Amphore 2015 : 14,5/20 – 29/9/2017
    Fruité et très mûr, comme pour un Gaillac du domaine de Brin. L’amphore assouplit la matière.

    Résultat satisfaisant, dans mon contexte et sur ce flacon ...

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    1. Nous l'avons re-goûté récemment, et ce n'était pas du tout ça. De l'avis du vigneron lui-même.

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  4. Possible, entre autres, que le vin ait mal évolué ...

    On ne se baigne jamais dans la même rivière ...

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    1. L'avantage justement d'une approche moins empirique du vin, l'avantage du "microscope", c'est de produire des bouteilles qui tiennent la distance.

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  5. Et oui, la nature a bon dos parfois ...

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