La boucherie, chef d'œuvre en péril.


Excusez-moi, mais je me vois mal ce matin vous parler de cuisine, de ce qui est l'âme de la cuisine, la quête de la matière première, le "garde-manger"* comme on disait au temps de la gastronomie, sans évoquer Jean-Marie Amat** qui nous a rappelé hier qu'il fallait user de notre esprit avant qu'il ne nous quitte. Cet espèce de grand oiseau noir m'a, avec une grande économie de mots, enseigné quelques uns des principes qui, selon moi, fondent le plaisir de l'assiette. À commencer par le refus de l'esbroufe, du geste de trop. "Savoir s'arrêter à temps". Car Jean-Marie ne versait pas dans la déco, son esprit était au goût, à la perception organoleptique du plat qu'il servait à son client. Chez lui, on allait manger. Sans honte. Pas faire des photos.
Je me souviens ainsi un soir de sa colère alors que nous cassions la croûte au Bistroy. Pour nous "faire plaisir", quelqu'un aux fourneaux avait ajouté du parmesan sur une nouvelle recette de ventrêche de thon. Lui, si doux, s'était brutalement levé de table pour aller rappeler qui était le chef.


Jean-Marie Amat, c'était aussi la précision. Cette cuisson parfaite (j'ose le mot!) des chipirons achetés au poissonnier de Lézignan. Le produit était au rendez-vous, raison de plus pour savoir ne pas trop en faire. Nous étions chez Philippe Courrian, au paradis des Corbières. Pas de piano de luxe, comme à la télé, une modeste Faure ou Arthur-Martin vintage. Pas d'huile, pas d'ail, rien, aucune épice, aucun chichi tralala, juste quelques grains de sel dans la poêle idéalement chaude et le sens de la cuisson, cette façon de bien espacer les mollusques. Quelqu'un a dit "c'est la première fois que je mange des chipirons." Moi peut-être. Ou Philippe. Ou Bernard. Ou Xira. Je ne sais plus, peu importe, nous l'avons tous pensé. Derrière, il nous avait fait deux lapins, un en plat, le classique des mamies, sauté en persillade mais pas sec, et le second inspiré d'une recette médiévale, en dessert, confit dans un raisiné confectionné avec les grapillons de carignan que nous étions allés cherché ensemble à cinquante mètres de là.
Jean-Marie Amat, enfin, en plus de la culture (discrète), de la curiosité (insatiable), c'était l'humour. Avec lui, la table était une fête, un éclat de rire, loin des cuistots aux mines constipées dont on a l'impression qu'il tentent de résoudre le théorème de Fermat en cuisant des carottes. Alors, j'ai envie de vous raconter ce moment primesautier et printanier, en Languedoc, au château de Pennautier. J'avais préparé un pot-au-feu (pas assez cuit) et Jean-Marie une soupe de fraises. Au moment du dessert, Jean-Paul K., un des six ou sept convives, s'était inquiété de l'absence de la bouteille d'Yquem qu'il avait apportée, et qui devait arroser le plat. "Ta bouteille? lui avait demandé le chef, eh bien j'en avais besoin pour la soupe de fraises…" On l'a bue peu après.


J'en reviens au sujet initial de cette chronique qui donc traite d'un de ces produits qu'aimait Jean-Marie Amat, ces produits qui disent le terroir, le patrimoine, l'identité d'un pays. Bizarrement d'ailleurs, la sublime boucherie dont il est question s'appelle Aimé (qu'on traduit par "amat" dans la langue des obscures racines catalanes du pauvre Jean-Marie).


La Maison Aimé, je vous en ai touché un mot ici et là. Installée à Dax, c'est un monument landais, mais aussi un symbole de la gastronomie racinaire du Sud-Ouest. L'agneau des Pyrénées y est sublime, le veau de compétition, mais la spécialité, c'est le bœuf de Chalosse. Ce label, on le doit d'ailleurs au père de Cathy Aimé, puisqu'ici le boucher est une bouchère, n'en déplaise aux hipsters barbus qui désormais font pourrir dans leurs frigos de la prétendue viande de Galice achetée a des négociants internationaux plus ou moins scrupuleux de la banlieue de Madrid. 


Pas de carambouille ici, à Dax. Comme à l'époque de la vraie boucherie, on connaît les éleveurs, leurs étables, leurs prés, de génération en génération. On connaît les bêtes, qui sont achetées sur pied, leur race (bazadaise, limousine ou blonde), leur âge, ce qu'elles ont mangé, on a leurs papiers. Cette viande-là, issues de bêtes solides comme jadis le rugby landais, pas besoin d'utiliser le cache-misère de la maturation à outrance pour qu'elle ait du goût. 


De longue date, la Maison Aimé fournit les chefs. Enfin, ceux, respectueux du client, pour lesquels le "garde-manger" ne se résume pas à envoyer un commis boutonneux pousser un caddie dans un sordide entrepôt de banlieue. Alain Dutournier fait partie de ceux-là qui fait monter la viande du pays à la capitale, ou Serge François qui en plus du bœuf de Chalosse a décidé de commander un toro pour l'été prochain.
"À quel prix?" vont s'inquiéter les comptables vétilleux. Au tarif de la viande digne de ce nom, celle d'avant les kebabs et les burgers, un tarif tout à fait comparable à celui de la grande distribution (si ce n'est moins coûteux quand elle s'amuse à faire passer les vessies pour des lanternes). 


Au delà de tout le blabla médiatique sur la bouffe et le pinard, souvent tenu dans des salons comme l'actuel Omnivore parisien où tous les démonstrateurs de concepts chimico-industriels se tirent la bourre, avec cette boucherie (et quelques autres résistantes en France), c'est un modèle qu'il s'agit de sauver de la disparition. Un modèle familial, humain, mis à mal par la paresse des consommateurs (particuliers ou restaurateurs) et une organisation de la filière viandes qui privilégie (au travers notamment du regroupement des abattoirs) la centralisation, la standardisation au détriment de la traçabilité. Pourtant, si l'on veut continuer à manger une entrecôte avec origine, une entrecôte qui porte un nom, c'est évidemment ce modèle qu'il faut défendre, soutenir. À Dax comme ailleurs.




* Ce fut par exemple un des boulots de Fred Ménager de la Ferme de La Ruchotte, chez Alain Chapel.
** Je suis désolé mais, au lendemain de sa disparition, je n'ai pas le courage de me lancer dans un hommage de circonstance. Comme je l'ai fait hier sur Facebook, je vous invite à relire cette vieille chronique, tout est dit.



Commentaires

  1. Le taureau réservé par Serge François, c'est du Pedraza ou bien c'est l'un des six de "roanne ba autista"?

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    1. Le taureau de Serge, on ne sait pas encore de quelle feria il viendra.
      En revanche, bravo pour « Roanne Bautista ».

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