Roca d'avant la catastrophe ?
On a longé le Montserrat, montagne sacrée, emblématique de Barcelone. On y trouve même dans ses roches étranges des signes précurseurs de certaines architectures locales de Gaudi à Nouvel. Puis on a doublé les camions qui montent alimenter l'Andorre.
Le lieu du rendez-vous est improbable. Pas loin du décor de certaines séries américaines des années soixante-dix, ambiance Côte Ouest, très catalan en fait, au sens de l'Hispamérique. Un parking au nord de la rocade d'une ville moyenne, Manresa, dont j'ai récemment appris qu'il fallait dire Manrèse en Français, un peu comme on écrit Nueva-York en espagnol.
Manresa, soixante-quinze-mille habitants, ancien point de chute catalan d'Ignace de Loyola qui y vécut un an dans une grotte au bord du Cardener, importante rivière jaillie des Pyrénées à l'amont de Solsona, la capitale du couteau, et dont l'eau abondante affirma au XIXe siècle la vocation industrielle de la cité. Cette région, le Pla de Bages*, était autrefois profondément agricole, viticole notamment. On y a compté jusqu'à vingt-cinq mille hectares de vigne avant que les usines puis la Guerre civile n'emportent trop de bras. C'est beaucoup, autant que l'immense Penedès d'aujourd'hui, l'équivalent de toute la Bourgogne.
Décor de certaines séries américaines des années soixante-dix, disais-je. Il ne manque même pas la Rolls bleu roi du mystérieux homme en bleu, un habitué à attaché-case, qui vient ici traiter ses affaires en mangeant. Car, ne vous fiez pas aux apparences, ni aux poids-lourds qui filent sur la rocade, la table est réputée, bourgeoise.
Le restaurant Aligué a ouvert ses portes en 1957. Il s'agit ici de servir l'esmorzar, le "petit-déjeuner à la fourchette", plat fondamental de la culture ibérique qui se prend en milieu-fin de matinée. On s'approvisionne évidemment au vaste potager contigu, en peu en dessous de la maison, direction Montserrat. En 82, les deux fils de la famille reprennent l'affaire et lui donnent un cap gastronomique, mais sans effacer la belle tradition des petits-déjeuners de bord de route, on cuisine catalan, mais avec des influences basques et françaises. Maintenant, c'est Pep Aligué qui est aux manettes.
Lundi, on a super bien déjeuné, au bord de la route, chez le Pep. Produits haut-de-gamme, précision, absence totale de mariconadas. Tenez, je vous mets les photos, puisqu'aujourd'hui les apparences ont remplacé les goûts. Non, je plaisante, pas ici! L'esprit de l'esmorzar est encore dans l'assiette. Les asperges de Navarre étaient les meilleures de la saison, les morilles parfaites, le thon irréprochable.
Je vais vous dire, sans nous concerter, on a pensé exactement à la même chose: El Celler de Can Roca, avant la chimie, avant la catastrophe, avant que les mariconadas, justement, les sucreries industrielles, l'esbroufe ne triomphent**. Quand on y allait pour manger, quoi. Que c'était bon. Même l'entrée nous a fait penser*** à l'ancienne version du désormais célèbre établissement de cette autre ville moyenne catalane.
Superbe déjeuner, donc, de l'âge pré-industriel. Je veux d'ailleurs revenir sur un plat. Simple, sublime. Que je vous souhaite à tous de goûter un jour. Sur le moment, on a appelé ça le "caviar vert".
Des petits pois (dont on va toucher, surtout avec la canicule la fin de saison), mais pas n'importe lesquels! Arrivés sous une cloche de verre pour une température idéale, puis dévoilés, merveilleux, minuscules. Je vous ai remis la photo avec la fourchette afin que vous puissiez vous rendre compte de l'échelle. La taille (et la forme) d'une larme, d'où leur nom, lágrimas. Le zen absolu, l'acmé.
Rien à voir évidemment avec les gros machins fades et durs qu'on sert trop souvent, ça vaut tous les trucs à la mode qui font courir les foodistes. Rien que pour ça, on reviendra à Manresa, manger au bord de la route.
* C'est également le nom de cette appellation d'origine localement réputée, assurément une des plus intéressante de Catalogne avec la Conca de Barbera que j'évoquais récemment.
** Puisqu'on en parle, je vous fais un cadeau, une petite vidéo ci-dessous, la présentation du Heart qui ouvre ce soir à Ibiza, dernière création du grand cirque des Adria's Brothers. Paillettes et fond de teint au menu.
*** J'ai également pensé à cet autre restaurant de bord de route, célèbre pour ses petits déjeuners et adresse de référence de la gastronomie espagnole, L'Hispània d'Arenys de Mar, sur la N-II.
Merci pour ce cours.
RépondreSupprimerEncore affamé. Par ta faute, comme souvent !
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