Pour que demain ne meure pas.
Ces dernières semaines, ces derniers mois, la France s'est déchirée. Comme je ne pense pas l'avoir déjà vu du haut de mon demi-siècle. On a senti un pays malade, anxieux, apeuré, vieillissant, ignorant du Monde, triste, égoïste, jaloux, ringard, aigri, tendu, violent…
Je m'amusais tout à l'heure à comptabiliser les insultes que j'ai eu l'honneur de recevoir durant la campagne électorale, comme tous ceux, j'imagine, qui disent ce qu'ils pensent, comme tout ceux aussi qui se sont mobilisés contre la menace du fascisme, contre "l'anti-France". Tour à tour, j'ai été traité de facho, de coco, de socialo, de centriste, de juif, de franc-maçon, de bourgeois, de pédé, de salope, de traître, d'exilé, d'idiot (utile ou pas), de bas-du-front, d'islamo-compatible, de journalope. J'en oublie sûrement, mais je dois dire que l'énumération me fait sourire, comme souvent l'orthographe des nombreux trolls qui m'ont cassé les bonbons, les plus comiques en la matière étant sans conteste les amoureux de l'héritière du Front National dont le patriotisme braillard, poissard, en aucun cas linguistique, s'arrête visiblement à la couverture du Larousse, du Grevisse et du Bled.
Ce soir, alors que les citoyens respectueux de la démocratie vont se taire pendant quarante-quatre heures* en attendant le choix crucial, vital, de dimanche, j'ai pensé à la France, mon pays, qui parfois me semble parti si loin, intellectuellement en tout cas. J'ai ouvert une bonne bouteille de vin. De ces vins qui rassurent, qui apaisent, qui rassérènent. Qui par leur totale absence de frime et d'obséquiosité représentent à mes yeux le plus noble de la France, cette simplicité de la gastronomie populaire. Dans ce pays, bien manger est un savoir, une culture qui concerne toutes les classes de la société; il n'est pas nécessaire d'avoir du homard, des truffes, du champagne pour faire bombance. Quelques poireaux de vigne, les patates du jardin, de beaux œufs de ferme, de la graisse de canard… Quel pays de cocagne ! Quelle chance d'être né ici sur cette terre privilégiée, naturellement privilégiée, nantie ! Tenez, rien que ce plateau de fromages que je sors pour accompagner le vin**, envoyé hier par ma mère. Sublime témoignage de savoir-faire paysan et populaire. Ma mère, qui, hier, à soixante-dix-sept ans, pour la première fois de sa vie, est allée à un meeting politique. Elle, enfant de la guerre contre le nazisme, qui n'a connu son père qu'à l'âge de cinq ans, à son retour de longues "vacances" éducatives, pour apprendre "l'Europe des nations", à l'oflag VI-A de Soest, en Westphalie.
Et j'ai ouvert la fenêtre, et mon regard, presqu'immédiatement s'est posé à deux cents mètres au nord sur le clocher de Sant Felip Neri. J'adore cette église baroque, cette petite place arborée, sa fontaine carrelée de cartabones*** où les mariés viennent se faire tirer le portrait. En plein quartier touristique, il règne toujours ici un calme surprenant. Sauf quand les gamins de l'école qui jouxte l'église sortent pour jouer au ballon durant leurs récréations.
Sant Felip Neri est belle mais triste. Ses murs, ceux qui sont encore debout en fait****, portent les stigmates de la mort, de la souffrance, des larmes. Le 30 janvier 1938, les fascistes, épaulés par les aviations allemandes et italiennes, ont bombardé le quartier dont on évacuait les habitants. Pas tous d'ailleurs, la vieille dame qui vivait à l'époque dans notre appartement n'avait pas voulu le quitter. "Si je dois mourir, ce sera dans ma maison" avait-elle dit. Comme le vieil immeuble, elle a survécu. Les enfants de l'école Sant Felip Neri ont eu moins de chance. Quarante-deux morts, presque tous des gamins, tués par la déflagration alors qu'ils s'étaient réfugiés sous l'église. Des nens barcelonais aux cheveux et au regard noirs comme mon petit filleul, tués par le nationalisme, le fascisme, mais aussi, déjà, les erreurs, les errements d'une extrême-Gauche aveuglée, irréaliste, doctrinaire.
Alors j'ai bu le vin. Dans la lumière dorée de ce soir d'Espagne, il m'a fait rêver à celle de ce Gers fessu, doux, où ont mûri son tannat, son merlot et son cabernet-franc. J'y ai trouvé, à l'image de son vigneron, mon copain Philippe Fezas*****, cet humanisme sans mollesse du Sud-Ouest, une rondeur musclée, cette idée d'harmonie qu'on ne peut que souhaiter à une France qui doit tenir son rang, qui n'a pas le droit de se laisser aller, qui ne doit pas dilapider l'héritage. Une France qui ne soit pas malade, anxieuse, apeurée, vieillissante, ignorante du Monde, triste, égoïste, jalouse, ringarde, aigrie, tendue, violente…
Dans mon verre se mêlent le souvenir de mon grand-père, les yeux des gamins de la place Sant Felip Neri, la mémoire de tous ceux que le fascisme a détruit. Le vin me raconte cette chance d'être français, cette chance que, face à toute la misère du Monde, nous n'avons pas le droit de maltraiter, comme des enfants gâtés, comme des écervelés. Il me rappelle pourquoi nous devons aller voter, pour que demain ne meure pas.
* Les trolls, eux, ne respecteront ce devoir de réserve et continueront leur sale boulot.
** Ne me cassez pas les bonbons vous non plus, intégristes de la sommellerie moléculaire, avec mon bethmale, je boirai du rouge, pas du blanc. Et c'est comme ça, pas autrement.
*** Céramiques catalanes de La Bisbal dites "équerres" car colorés en équerre, généralement de vert et de paille, comme à l'intérieur de la fontaine dont il est question ici.
**** Une partie de la place a été reconstruite avec des éléments pris à d'autres édifices bombardés du Barrio Gótico.
***** Il y a ce "petit" Chiroulet à quelques euros, chez les Fezas, mais pas que. Goûtez leur floc, peut-être le meilleur de la région (on dirait un pineau-des-charentes) et leurs armagnacs.
Bethmale/rouge : ben, évidemment, comme le Saint-Nectaire ou le Cantal. C't'idée.
RépondreSupprimerOriginaire du Condomois, je viens de lire vostre article! Tout à fait d'accord avec vous. Sophie Lacome.
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