Les normes, c'est normal?
Franchement, vous pensez vraiment que, comme c'est marqué sur la pancarte, il est d'un naturel rézervé, le type de la photo? Oui, je sais, c'est écrit, mais bon, si l'on est obligé d'y croire à chaque fois que le papier (ou le laiton) se laisse écrire… Méfions-nous des apparences.
Ce type, pour les ignares comme moi qui ne le connaissaient pas avant de le rencontrer, s'appelle Benoît Bernard, il est cuisinier de métier. Et visiblement un cuisinier assez renommé, puisqu'en nous baladant dans les rues de Barcelone, des touristes françaises l'ont arrêté, rougissantes d'émotion, pour lui toucher la main. Il paraît qu'on l'a "vu à la télé", ceci explique cela.
Ses amis, qui le surnomment Ben, n'en ont pas grand chose à faire de ses exploits médiatiques, en revanche, ils se souviennent de repas qu'on m'a dit extraordinaires dans son restaurant nordiste, La laiterie. Apparemment, il va ouvrir un bistrot à Paris; s'il y met tout l'entrain, toute la gouaille, tout le sens de la fête que j'ai appris à lui connaître, foncez-y dès que c'est lancé, vous ne vous y ennuierez pas! Il y a même fort à parier que ça n'aura pas grand chose à voir avec la bistronomie coincée, glacée, poseuse des hipsters-marmitons.
Avec Ben, sa gueule, son caractère et son gros cœur de ch'ti, on a marché, on a mangé (y compris de la merde catalane qui lui a hérissé le poil), on a bu… Et on a tenté de faire le marché à la Boqueria, en se frayant péniblement un passage entre les grappes de touristes français qui viennent photographier ici (en critiquant les prix) ce qu'ils ne verront jamais à Leclerc. En sa compagnie, j'ai même bricolé une partie, gambas rojas d'origines variées et carabineros, d'un des repas les plus étranges de ma vie, sauvé par de la gentillesse vraie, juste*.
Et on a parlé aussi, de son amour du vin, de la cuisine, des restaurants, du Mondogastro, de ses paillettes et des ses mirages. Et, au passage, il m'a donné une adresse barcelonaise, étonné que je ne la connaisse pas. Une adresse de chef, de ce genre de tables où vont se régaler les cuistots quand ils en ont marre de la gastronomie qui fait des taches, du dressage artistique, de la déco alimentaire qui ne nourrit pas son homme.
Il est vrai qu'on peut facilement passer devant la Casa Mari y Rufo sans y prêter attention. Vu de la rue, c'est plutôt un bistrot, comme il en existe des milliers à Barcelone. Nous sommes calle de Freixures, au numéro 11, sur le flanc droit du marché de Santa Caterina, pas très loin de cette pizzeria improbable dont je vous ai déjà parlé ainsi que du bar à vin naturiste L'Ànima del Vi (où nous avons d'ailleurs fait un stop avec Ben pour avaler quelques assiettes de tripes). En fait, dans la pénombre de cette rue subalterne à l'orée du quartier du Born, on n'aperçoit pas le menu qui devrait, avec ses espardeñas et autres mets de luxe, nous mettre la puce à l'oreille.
Vous vous en doutez, aucun décorateur en vogue dans la capitale régionale ne s'est penché sur le cas de la Casa Mari y Rufo, le néon espagnol brille encore de mille feux! Peu de chance, donc, que les pijos des beaux quartiers viennent poser leurs cul-serrés sur les chaises de cette maison familiale où l'embonpoint rigolard du fils vous accueille crayon sur l'oreille. Remarquez, l'actualité récente nous l'a encore montré, pour se régaler de cette cuisine chimique, pardon, tecnoemocional dont raffolent les snobs, mieux avoir le cul serré, surtout après…
Là, la promesse est simple, une clientèle pas si prolétaire que ça mais sans chichis vient manger du produit, de la mer principalement. Des espardeñas, ces gonades, ces organes reproducteurs du concombre de mer dont les Catalans font grand cas (et force commerce) mais aussi des percebes, ces pouce-pieds des rochers de Galice, les précieuses gambas de Palamós évoquées plus haut, des langoustines vivantes, des calamars d'une exquise douceur, bref du beau, qu'on ne peut s'offrir au restaurant en France qu'à condition d'avoir gagné au Loto ou fait de la politique.
Personnellement, j'ai craqué sur les divines almejas, les coques justes ouvertes à la plancha , leur eau mêlée à une huile d'olive au citron confit. En rêve, je me les suis imaginées escortées des Rachais 2006 de Francis Boulard, de ce champagne qui a suivi cette "sortie en mer"… Car, autant vous le dire, c'est la faiblesse du lieu, il n'y a pas grand chose à boire sur la carte des vins de la Casa Mari y Rufo. En même temps, n'exagérons rien, pas de bon canon, dans un restaurant barcelonais, ce n'est pas non plus exceptionnel, ce serait plutôt une tradition locale. et puis, va savoir, peut-être que le taulier, débonnaire, accepterait l'usage du droit de bouchon…
Voilà, pas la peine de vous raconter la générosité débordante des assiettes d'espardeñas, la fraîcheur presque basque de la merluza, l'exactitude quasi-générale des cuissons, vous avez compris la logique de l'adresse de Ben.
Mais, car il y a un mais, je ne vois absolument pas comment on pourrait ouvrir un restaurant de ce type en France, ou n'importe où d'ailleurs à part en Espagne ou dans l'extrême sud de l'Europe, dans des pays aux contrôles élastiques. En terme d'hygiène, de normes, d'apparence en tout cas, n'importe quel cuistot se ferait fermer illico presto. Rien qu'à la vue des serviettes jetées à même le sol, comme le veut ma tradition outre-Pyrénées, des clientes scandinaves (et pas seulement) tourneraient de l'œil! Pourtant, je le répète, dans l'assiette, tout est frais, parfait. Et que je sache, cette table intoxique moins de monde que les membres de la bande à Nestlé et Monsanto.
Afin de vérifier mon impression, je me suis amusé à faire un tour sur le dévidoir à âneries de la gastronomie digitale, Trip Advisor, le site qui invente des restaurants où il n'y en a pas. Et évidemment, outre les prix qui semblent exorbitants aux profanes (ils sont en fait très bas pour cette marchandise), l'apparence du lieu fait pousser les hauts cris à une partie des visiteurs, notamment aux touristes étrangers.
Attention, je ne fais pas le panégyrique des restaurants crados, bien au contraire! Ni, même si j'y crois profondément, que je veux vous expliquer de façon nietzschéenne que "tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort". Par parenthèse, je me souviens, quand j'étais gosse, de la turista dont étaient pris mes cousins suédois quand, en Provence, j'avais le malheur de leur faire manger au marché ou au jardin un fruit qui n'avait pas été longuement trempé, lavé, désinfecté; pour mon organisme, c'était habituel, pour eux, habitués à un univers aseptisé, à une nourriture américanisée, c'était la fin du Monde!
La propreté a progressé dans les cambuses, dans les frigos, dans les restaurants, les cuistots se lavent les mains (sauf au Noma…), et c'est tant mieux! Mais l'hygiène, ce n'est pas l'hygiénisme. Le principe de précaution aidant, on a tendance à vouloir transformer les cuisines des petits restaurants en laboratoires de l'industrie agro-alimentaire. Le système HACCP applicable aux lasagnes Findus (humour…), n'est pas nécessairement fait pour le bistrot du coin. Et soyons clairs, si l'on tente de continuer d'imposer des normes industrielles à la restauration, au moins autant qu'un souci sanitaire, c'est le résultat de l'intense lobbying des multinationales de la malbouffe qui, du fond de veau en poudre à la salade en sachet, dictent leurs règles, et donc leurs produits. Bref, l'hygiénisme forcené n'est autre que l'ennemi du cuisiné-maison.
C'est simplement un juste milieu qu'il faut préserver, avant de transformer à coup de règlements les cuisines en "salles blanches", au profit de l'industrie et donc au détriment de l'origine de la matière première, du respect de la façon, et, in fine, au détriment du goût. Pas question (même si nous y avons sûrement moins pris de risques que dans certains restaurants chimiques) de refaire d'endroits comme cette pittoresque Casa Mari y Rufo une norme. Il s'agit juste, en comprenant à qui profite le crime, de se poser la question de la normalité de l'excès de normes.
C'est simplement un juste milieu qu'il faut préserver, avant de transformer à coup de règlements les cuisines en "salles blanches", au profit de l'industrie et donc au détriment de l'origine de la matière première, du respect de la façon, et, in fine, au détriment du goût. Pas question (même si nous y avons sûrement moins pris de risques que dans certains restaurants chimiques) de refaire d'endroits comme cette pittoresque Casa Mari y Rufo une norme. Il s'agit juste, en comprenant à qui profite le crime, de se poser la question de la normalité de l'excès de normes.
* Pour cette soirée, pour tout, merci Fanny, Muriel, Carole, Maxime, Bruno, et Ben, donc. Quant à toi, Isabelle…
il me semble reconnaître un maximum de prénoms ;)
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