Andalousie, jalousie.
Mais pourquoi faut-il toujours quitter cette terre les yeux humides? Oh, pas les larmes du dépossédé, du Maure qu'on a chassé comme un malpropre du paradis terrestre*. Juste cette mélancolie qui vous charme et vous broie à la fois.
J'en ai connu des vénéneuses, mais celle-là est la pire, la reine des adieux sur le quai. Que ce soit celui du débarcadère de Cádiz**, le tarmac de l'aéroport de Séville ou même cet étrange moment, à Despeñaperros où l'autoroute de Madrid devient folle, serpente, se sépare comme pour cesser, insensée, d'être ce qu'elle est censée être, une autoroute. Comme pour empêcher qu'on la quitte.
Quitter l'Andalousie, c'est revenir à la raison plus qu'à la maison. En tout cas s'efforcer de le faire. Avec dans sa valise cabossée de linge sale une montagne de "parce que", et finalement peu de "pourquoi?". Parce que l'amour est irrationnel, parce qu'elle est bourrée de défauts, parce qu'on est trop vieux. On la quitte sans se retourner, en retournant comme elle le dit à "sa petite vie tranquille".
Je pense à ces Andalous, cousins de mes ancêtres ariégeois***, trop fiers pour pleurer, partis avec leur maigre bagage chercher ailleurs de quoi manger, construire des villes sombres, faire tourner des usines grises où on les traitera de sous-hommes****. Moi, je n'ai pas leur fierté, je pleure. Sans m'en cacher. Je me répands telle cette chanteuse de flamenco vintage à la télé du bar de Cádiz, calle San Félix, capable de nous déchirer le cœur dix minutes car elle n'a plus d'huile d'olive pour cuisiner.
Malgré l'espèce de mélasse bourgeoise qui enrobe parfois son écriture racée, et ses saloperies de la fin, il y a un ou deux textes de Drieu qui me suivent. Journal d'un homme trompé en fait partie. Pour La voix d'abord, que j'ai vécue pratiquement mot pour mot. Avec le même sentiment de réminiscence. Et pour la nouvelle éponyme, cette glissade moite vers le sud de l'Espagne, territoire auquel il n'a rien compris, trop rustique en surface pour sa préciosité de dandy urbain. Sur ce dossier-là aussi, il est, lui le vieil Européen, dans le camp adverse de l'Américain Hemingway. Mais n'est-on pas plus proche de l'Amérique, de Cuba, du Mexique que de l'Europe sur le rivage de cette Andalousie atlantique?
Drieu, donc, qui n'aime pas les brunes, rate son rendez-vous ibérique, son rendez-vous andalou aussi, limité aux fréquentations de bordel, mais, brutalement, page dix-sept, l'illumination, il comprend Don Juan devant le buste duquel il est peut-être allé se recueillir sur la placette sévillane. "Un froussard".
On quitte l'Andalousie parce qu'on s'est soumis à la peur. Comme Don Juan. Au doute. Comme Drieu. À la peur, au doute qui vous rongent jusqu'à devenir cette maladie honteuse, la jalousie. On la quitte parce qu'on veut la posséder alors qu'elle sera toujours libre comme une gitane, que d'autres regards, d'autres mains se poseront sur elle.
On la quitte définitivement, "pour toujours", avec l'espoir de la retrouver un jour. "Ne jamais dire jamais". On pleure de la quitter parce qu'elle nous aurait tant fait pleurer, tellement trompés. Oui, parce qu'on est lâche. Comme Don Juan, Drieu. Comme Alain, le fuyard du Feu Follet.
Sur le chemin du retour, alors que l'on file vers le gris, on se contente des images qu'elle nous a laissées. De ce festin, de cette orgie de lumière.
Des images, et un goût, la dernière bouteille que l'on ait envie de boire. Un vin vieux, long, ample. Définitif lui aussi. La dernière bouteille, "la penúltima" disent les Andalous (sages ou superstitieux?) l'avant-dernière*****.
C'était à Sanlúcar de Barrameda, après que le ciel s'est voilé, après la pluie. Dans un des milliers de patios qui définissent mieux que mes pauvres mots l'âme, l'art de vivre de ce pays. Un des ces endroits où l'on a envie de revenir vivre, ou même mourir******.
Le vin est un oloroso. Car l'approche du départ réclame qu'elle nous donne sinon de la douceur, mais au moins un peu de tendresse. Oloroso VORS 30 ans de Barbadillo. Un vin de méditation, beau comme un souvenir, dont l'usage voudrait que l'on en sirote quelques gouttes, que l'on en humecte son foulard, sa pochette, mais que l'on peut également, en cas d'urgence, de crise aigüe de jalousie, siffler d'un trait, comme un ivrogne. Un vin d'excès peut comprendre l'excès. Évidemment. Un vin qui, à mon goût, mieux encore que les reliques, peut guérir nos blessures. Presque toutes.
* Toujours se souvenir du "Soupir du Maure", et de la phrase d'Aïxa, la mère de Boabdil alors que le dernier émir espagnol geint en contemplant une ultime fois Grenade : "Pleure maintenant comme une femme un royaume que tu n'as pas su défendre comme un homme!"
** Désolé de l'écrire en espagnol, ce n'est pas pour faire genre, mais Cadix m'arrache la gueule alors que Cádiz et son accent andalou qui mange les consonnes me caresse comme un oloroso de trente ans.
*** Lire ici.
**** Ne jamais oublier non plus les incantations jamais démenties du maitre-à-penser du catalanisme "moderne", de Jordi Pujol. Ces phrases immondes, publiées et re-publiées sans que personne ne s'offusque chez les beaux esprits de la "pensée pacifique et démocratique", si prompts pourtant à en appeler aux grands principes:
"L'Andalou n'est pas un homme cohérent, c'est un homme anarchique. C'est un homme détruit [...], c'est généralement un homme peu construit, un homme qui depuis des centaines d'années meurt de faim et vit dans un état d'ignorance et de misère culturelle, mentale et spirituelle. C'est un homme déraciné, incapable d'éprouver un sentiment un tant soit peu développé de communauté. Souvent, il donne des preuves d’une certaine humanité, mais d’entrée il représente ce qui possède le moins de valeur sociale et spirituelle en Espagne. Je l’ai dit plus haut: c’est un homme détruit et anarchique. Si par la force du nombre il venait à la dominer, sans avoir supassé sa propre perplexité, il détruirait la Catalogne. Il introduirait en elle sa mentalité anarchique plus que pauvre, c’est-à-dire son manque de force de caractère."
***** La última, la dernière, c'est celle que l'on boit avant de mourir.
****** L'endroit s'appelle El Espejo, "le miroir" (toujours se méfier des miroirs…), un véritable hôtel de charme au centre de Sanlúcar. Marrakech, mais plus près, et avec de la manzanilla.
Et un soir à l'atardecer, en Bajo de Guia, chez Joselito Huerta, avec una botillita de Manzanilla y media racion de boquerones, pour attendre la fin de sa vie.
RépondreSupprimerOu mieux encore, des tortillitas de camarones, pêchées juste devant.
SupprimerAttention à la coquille, la manzanilla fait que souvent, au bout d'un certain temps, on se retrouve face à face alors qu'on devrait être cul à cul. O al reves. C'est Boabdil.
RépondreSupprimerLe pauvre, non seulement il a été expulsé mais en plus je massacre systématiquement son nom.
SupprimerUne sorte de double-peine.