Voyage au Pays basque, via Séoul.


Transporter, c'est peut-être la qualité première d'un plat. Juste après qu'il vous a nourri bien sûr. Transporter dans le temps quand il vous évoque des souvenirs, des instants, transporter aussi géographiquement. Me vient ainsi en mémoire une recette du grand Jean-Marie Amat qui révolutionna la cuisine bordelaise bien davantage que les TV cooks devant lesquels des vignerons polis, obligés, font mine aujourd'hui de s'extasier. Il y était question d'ail et de pêches de vigne, et par ce trait d'esprit du cuisinier girondin nous partions avec lui arpenter les rues de Séville, à la recherche du sillage parfumé d'une inconnue trop rapidement croisée, ou devinée, quelque part entre Les passantes et La voix*.


J'ai voyagé hier. À la vitesse de la lumière. Au soir d'une harassante, et joyeuse journée barcelonaise. En une fraction de seconde, nous avons traversé l'Espagne jusqu'à Ondarroa, jusqu'à Bermeo. En un éclair, j'ai longé la côte comme derrière la vitre d'une voiture, le hublot d'une fusée. Le goût en plus.
"Kokotxak de bakailo!" Si vous me lisez, bien sûr, vous savez de quoi il est question? La kokotxa, c'est la gorge, pour parler vrai, le double-menton du poisson quand il a pris un train de sénateur. Normalement, du merlu, du gros merlu, mais il ne faut surtout pas mépriser celle, un poil plus puissante, du cabillaud.


Barcelone. Restaurant Carmelitas (rebaptisé pour l'occasion Caramelitos…), Carrer Dr Dou, 1, en fait à l'angle de la carrer del Carme, juste derrière cette Boqueria que l'esprit de lucre, la petitesse des boutiquiers, associée à la vicieuse mollesse populisto-politique de la Mairie, sont en train de conduire au tombeau d'un pas décidé**. Tout le centre historique, du  Raval au Born en passant par le Gótico, bout de projets. À donner le vertige. Pendant que l'Eixample semble ronfler, asphyxié par les pots d'échappement et l'entre-soi***.


Tenez, tout à l'heure encore, deux cents mètres plus loin (direction Raval) dans cette carrer del Carme, on s'en va boire le chupito (tu parles d'un chupito…) dans un bar historique de Barcelone, ouvert dans les Années folles, transformé un temps en boutique de morue, puis bousillé, enlaidi, oublié. Par bonheur, le Bar Muy Buenas vient d'être repris. On va y manger (bien normalement puisque Rafa Peña de Gresca a jeté un œil à la carte), et comme le veut la tendance, on y sert, avec un mélange d'accent italien et colombien, des cocktails. Le lieu a retrouvé son lustre, un grand bravo aux tauliers, Enric Rebordosa et Lito Baldovinos; enfin des Catalans qui respectent le patrimoine de leur capitale!


Mais revenons au Carmelitas. L'ancien couvent transformé il y a quelques années en restaurant a connu différents épisodes dans sa vie commerciale, sans que ceux-ci ne retiennent particulièrement l'attention. Il appartient désormais à un des héritiers de Tragaluz, tout en restant indépendant de ce groupe propriétaire de multiples enseignes dont la qualité varie.


En réalité, si nous nous y trouvons, c'est parce qu'un des petits génies de la cuisine barcelonaise y a posé ses valises pour quelque temps. Alain Devahive (ci-dessus), c'est le rock n'roll dans les casseroles, il y a du Lou Reed chez ce type, une énergie électrique, une lumière noire. 
Il y a six ou sept ans, on l'a vu dans un improbable garage Harley-Davidson perdu au trou du cul de Barcelone, dans un quartier vaguement glauque**** où l'on s'imagine davantage vomissant un hamburger. Et pourtant, c'était génial, je me souviens d'une soirée avec de très fines gueules singapouriennes ébahies quand il arrivait à table avec ses aquariums d'anémones de mer.
Alain, c'est un drôle de cocktail, Belge, Espagnol, Barcelonais un peu Madrilène, especialista de Paris son amour, Asiatique maintenant, HK, Singapour sont ses nouveaux terrains de jeu. Généreux et écorché vif, instinctif, et tellement méthodique. Durant son atypique carrière, il a passé dix ans au Bulli, à l'époque faste de ce restaurant, la seconde partie des années quatre-vingt-dix. Au taller, il expérimentait, cherchait; on dit qu'il était le plus doué. Et il est ensuite parti courir le Monde à la recherche du produit, de la "cuisine cuisinée".


Quand les kokotxak arrivent, nous sommes le soir. Nous avons déjà (fort bien) déjeuné au Carmelitas le midi. La folie d'Alain aidant, celle des dingues avec lesquels je suis, nous y voilà de nouveau. Sur le moment, j'ai l'impression qu'elles sont plus basques que basques. Et je dis au cuisinier. Qui sourit.
Si le cabillaud, lui, débarque directement du Pays basque, la sauce n'a pas l'ombre de l'accent euskadien. Pas d'Espelette ou je ne sais quel piment de Navarre dedans, mais de la sauce pour kimchi, en provenance de Corée. Cette préparation qui peut s'acheter toute faite (à condition de tolérer le glutamate monosodique E621 comme la plupart des sauces asiatiques réputées pour leur soi-disant umami) se compose d'ail, de piment rouge, de gingembre et d'une variante du nuoc-mâm. Généralement on l'utilise comme assaisonnement de la "choucroute" locale.
Barcelona-Ondarroa-Séoul, même combat !




* Celle que nous fait entendre Drieu à Rome.
** On n'y revient pas, j'ai déjà écrit tout le mal que je pensais de ce néfaste attelage, dans cette chronique notamment.
*** Étant en train de vous préparer la seconde partie de mon Guide subjectif de Barcelone, je me rends assez bien compte de ce décrochage qui se confirme en termes d'ambiance, d'énergie, d'innovation entre la vieille-ville (épaulée par Sant Antoni et surtout Poble sec) et l'Eixample.
**** Quartier où j'ai tenté un jour d'aller acheter du vin; si vous n'avez pas lu cette aventure banlieusarde, c'est au bout de ce lien.




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