Chef d'œuvre en péril?
En France, le bistrot de campagne, c'est devenu une lumière dans la nuit. Il y a même des endroits où l'on a déjà coupé le courant. Je vous ai déjà entretenu de ce problème en évoquant l'adorable Cave Saint-Martin de Raymond Le Coq à Roquebrun, dans l'Hérault. Dans l'hexagone, le bistrotier des champs, celui qui sert le vin des vignes voisines, la production des paysans d'à côté, le pain du boulanger du village (quand il existe encore!) est devenu un résistant, un proche cousin du dernier des Mohicans.
Oui, de cette misère française, de ces rues désertes, de cette Pax Fonctionnaria, je vous en ai déjà parlé. Eh bien tant pis si je rapapiège* comme un vieux communiste de Carmaux, j'en remets une couche, histoire que l'on comprenne bien.
Le Café Joubert où nous avons dîné hier soir en terre albigeoise est un lieu engagé. On n'y sert pas de Heineken (mais une rafale de bières locales y compris à la pression), et je ne les sens pas très porté sur le Caca-Cola (si jamais c'était le cas, lisez ça, camarades). La carte des vins part du local pour parler au Monde: on y boit du gaillac tout en sachant que le Sud-Ouest existe, ce qui n'empêche pas de connaître l'Alsace, le Loire ou la Bourgogne (et même l'Espagne puisqu'on y trouve le vin de Cadaqués d'Ivo Pagès). Bref, on défend sa région en conscience, pas par ignorance, par repli sur soi-même, par refus de l'autre comme je l'ai vu en Corbières.
Ouvert toutes les fins de semaine, le Café Joubert se trouve à l'orée (quand on vient d'Albi) des grands
terroirs de l'AOP Gaillac, sur la route des Premières Côtes. Aux alentours, la vigne se mêle au champs, aux bois et aux prés. La polyculture, je ne sais pas si ce n'est pas une des raisons qui rendent le vin du Sud-Ouest meilleur; en tout cas, c'est ce qui permet de manger bon en le buvant…
Fayssac,
c'est le nom du village. Nous mangeons sympathiquement, un bon magret qu'on
sait cuire bleu, une aimable tarte dont les abricots chantent l'été
tarnais.
On boit un coup aussi. Envie de rouge, de gaillac évidemment. Pas de Plageoles sous la main, ce qu'on peut comprendre vue la complexité du dernier millésime, on goûte un truc de Rabastens, Les Gourmands de L'Enclos des Braves ou un nom comme ça. Mouais… Nous voilà dans cette "nouvelle" mouvance gaillacoise que je trouve personnellement un peu lourdaude, un peu épaisse, qui perd la vivacité, l'énergie aérienne des rouges de l'appellation, les fondamentaux, quoi; à cet égard, ce n'est pas aussi pataud (et indigeste) que la cuvée Champêtre de Cazottes que nous n'avons pas réussi à boire la veille, mais il me semble qu'avec ces "vins de bars à vins" (je pense aussi aux jus de Brin ou du Domaine d'Escausses), on perd un peu l'esprit, on file vers les arômes de macération, de sucrailleux. Et comme je ne suis pas très fan des à-peu-près de Causse-Marines, je décide d'aller faire un tour ailleurs dans la carte sans carte (mais à prix d'ami) du Café Joubert.
Pas de panique, juste un saut de puce, quelques dizaines de kilomètres, c'est la Sud-Ouest connection, on file à Fronton: Fredo "Lou" Ribes nous sauve avec sa Folle noire d'Ambat aux légers accents poivrés de pineau d'Aunis**.
Et tant qu'à voyager sur les ailes du vin, on débouche un exquis Coteaux d'Ardenay de Patrick Baudoin. L'Anjou est mon cousin!
En ce jeudi soir, le Café Joubert est plein, plein d'une clientèle bigarrée, jeunes et vieux mélangés. Plein et bruyant, évidemment. Enfin, juste ce qu'il faut, parce que oui, ma pov' dame, la vie, c'est plus bruyant que les cimetières: en terrasse, les rodomontades des jeunes des villages environnants; sur l'herbe, la gaieté les gamins qui rient à gorge déployée; à table, la voix du dragueur qui dans un feulement passe la main dans le dos de sa proie; à côté, les copains qui, comme nous, débouchent le coup de plus pour lever une nouvelle fois le coude. Le silence de l'anglais rutilant qui s'enfile des Ratz au bar en devient presque inquiétant…
Et tant qu'à troubler le silence des campagnes, les tenanciers organisent aussi des concerts, c'est une des spécialités du lieu. Un peu moins qu'avant semble-t-il, "on en fait un le 22 août." Car visiblement, "les voisins se sont plaints du bruit"…
Ah, le voisin qui se plaint du bruit! Celui qui se dépêche de mettre sa voiture au garage, ferme les volets et rentre à l'heure pour Questions pour un champion, celui qui juste
après la météo s'en va voir au fond de la boîte à cons si plus aigri que
lui ça existe. Méchant comme on est, on se l'imagine vindicatif, la bite en panne, la
bite chômeuse, tentant de faire chier son prochain à un niveau comparable à celui auquel il se fait chier lui-même. Témoin de la France qui s'emmerde, qui vacille, qui s'endort en comptant ses point-retraites et ses droits à l'Assurance-maladie, en découpant les promos sur les prospectus Leclerc, qui rêve de pousser des caddies pleins de merde. Témoin d'une France petitement matérialiste, mesquine et sans espoir.
C'est aussi pour fuir, et surtout pour éviter cette France-là qu'il faut des Café Joubert, sortes de chefs d'œuvre en péril de la convivialité. De l'Humanité serait-on tenté de dire au pays de Jaurès, cet homme mort dans un café, pas devant une télé, cet homme que célèbre ces jours-ci un pénible bal des faux-culs qui ne pensent, eux, qu'à afficher leur inquiétante béatitude dans la boîte à cons.
* "Radoter", en français du Sud-Ouest. On dit aussi rapapéger.
** Dis-donc, Anne Arbeau, à propos, tu m'en refais quand, toi, de la négrette?
Comment connais-tu Carmaux, toi? Et qu'est-ce que tu as contre les "vieux communistes"? Sont pas tous comme à E & C. David Enjalran, l'excellent chef de 'L'esprit du vin" à Albi, est carmausin, je crois. Salut à lui et à Marion (elle tient la salle et choisit le vin. Accessoirement, elle s'occupe aussi de la génération suivante !).
RépondreSupprimerAh, Carmaux, Léon, j'ai donné et redonné! La fin des mines, la guerre avec Charbonnages de France, les grosses manifs, Mauroy encerclé par FO et la CGT dans un gymnase… Et quand il s'endormait là-haut, tu avais la Verrerie Ouvrière d'Albi qui venait les aiguillonner!
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