Voyages liquides.


Il m'arrive, le nez dans un verre de vin, de fermer les yeux et de partir en voyage. Les paysages défilent, comme depuis le hublot d'un avion, la fenêtre d'un train, je regarde ce coteau là-bas, dont pourrait provenir ce que je renifle, ou l'autre, plus à gauche. Si tout va bien, si le vin n'est pas maltraité par celui qui le fabrique en y mettant trop d'égo (maltraité technologiquement ou naturellement), me voilà transporté. Sans risque de grève de certaines catégories du personnel.


Voyager n'est pourtant pas une science exacte. Et c'est encore pire lorsque que l'on survole son sujet. Persuadé que c'est la Galice qui, tel l'aimant une heure auparavant dans le hall de l'aéroport, nous envoie les baisers humides d'une Europe que l'on fait mine de ne pas regretter, alors qu'en fait c'est en allant flirter avec d'autres finistères, du côté du Guilvinec, ou du phare d'Eckmuhl que le quadriréacteur trace vers les Amériques. 


En avion comme en dégustation, rien de plus facile que de se faire embarquer. Ça m'est arrivé de façon magistrale l'autre jour encore à Pézenas. Sous un orage aoûtien, nous goûtions en belle compagnie les derniers millésimes de Daniel Leconte des Floris* quand Antoine Isenbrandt un sommelier belge et facétieux a entrepris de nous faire découvrir un grand pinot noir.
– La Bourgogne, évidemment.
– Oui, c'est incontestable!
– Mais plutôt la Côte-de-Nuits. Cette densité…
Quand la chaussette a été enlevée de la bouteille, que nous avons retrouvé nos yeux, nous sommes sortis de la nuit. Aveuglés par le soleil éclatant de Châteauneuf-du-Pape (sur un millésime pas très solaire, certes). Le grand pinot noir bourguignon était un un grenache rhodanien d'une impressionnante fraîcheur. Le plan de vol de la soirée en fut un rien perturbé.


Pour autant, il n'est pas nécessaire d'être aveugle pour s'égarer. Récemment encore par la grâce d'un pic-saint-loup bu avec un rien de solennité avant d'aller regarder l'Hérault mourir tendrement dans la Méditerranée. Mas de Fournel, un rouge à la peau douce, sensuel.


Je sais d'où vient le vin, à deux pas de chez mes copains des Matelles**, on me sort son arbre généalogique, pourtant je m'obstine à le prendre pour un autre. Sa syrah (il n'est pas bâti que de syrah, mais elle domine impérieusement ses compagnons d'assemblage) m'évoque Crozes-Hermitage, voire Saint-Joseph. Très loin du côté lourd, cuit qui prévaut trop souvent en Languedoc. Là, on pense à Graillot, à Coursodon, à Darnaud. De l'Hortus, on s'enfuit sciemment vers le Rhône. Un régal.



Et puis, parfois, comme une évidence, il y a le vin qui, tel un panneau indicateur, annonce son appellation natale, le vin qui a la gueule d'où il vient. J'en ai rencontré un superbe exemple avant-hier au cours d'une grillade dans les vignes. C'est un lalande-de-pomerol, un "vrai" lalande ai-je envie de dire, "à l'ancienne", comme ceux qui à la table familiale faisaient merveille sur la peau croustillante du poulet dominical.


Nous sommes au Domaine de Viaud, "Maison Marius Bielle" comme l'annonce fièrement l'étiquette qui rend hommage au fondateur, Ariégeois débarqué du Couserans. Une cuvée est d'ailleurs en cours d'élaboration à partir de vieux millésimes, Clos Marius, qui saluera encore davantage sa mémoire. Ces vins, parmi tant d'autres, sont un pied-de-nez au "Bordeaux bashing", car représentatifs d'un terroir (y compris dans sa composante humaine), et formidablement digestes. Dépositaires de la jolie tradition selon laquelle les clarets devaient être suffisamment buvables pour qu'un lord anglais au foie fatigué puisse en lamper une bouteille entière à chaque repas. Sans craindre d'en faire son dernier voyage liquide.




* Il est indispensable que nous en parlions à l'occasion. On connaissait les blancs, dont cet extraordinaire Lune blanche que l'âge rend passionnant, il nous faudra évoquer les nouveaux rouges, si peu languedociens finalement tant ils ont évolué vers la grâce et la distinction.
** Oui, vous savez, Sophie Clégnac (ci-dessous) et Aurélien Codorniou, au restaurant Le Pic Saint-Loup. J'en parlais ici.


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