Arrêtez la paella, revenez au riz !


Le Monde n'est plus qu'une ligne, un trait. Sa surface est un miroir. Sommes-nous encore sur terre ? Déjà en mer ? Vitrifiés ?
Pour peu que l'on tourne le dos au massif dels Ports, déchiqueté entre Catalogne, Aragon et Communauté valencienne, règne ici l'horizontalité. Parfaite. La Méditerranée nous encercle. Presque. Sur 270°.
Méditerranée au sang mêlé, fortement métissée ici par les eaux bizarres de l'Èbre dans lequel a pissé tout le nord de l'Espagne. Drôle de fleuve, d'ailleurs, qui jaillit des Pics d'Europe, de la sierra de Peña Labra, à une trentaine de kilomètres de l'Océan, pour finalement lui tourner le dos et fendre la péninsule jusqu'à la mer intérieure. Lui, le plus puissant du Royaume, lui qui a donné son nom aux Ibères, sait aller où on ne l'attend pas, forcer le destin. Rendre l'hypothétique réaliste.


Regardez une carte d'Espagne, je me trouve sur la commune de Sant Jaume d'Enveja, au bout du Delta de l'Èbre, à quelque centaines de mètre de l'embouchure. Perdu, quasiment.
Avec des jeunes qui, en France, rêvent de lui consacrer un restaurant, et mon vieux pote Pep*, on s'en va chercher de la matière première, un de ces aliments qui fondent l'alimentation méditerranéenne, du riz. Le riz, c'est le produit majuscule de cette zone éminemment agricole malgré sa localisation de rêve, sublime mais préservé de l'excès touristique par les moustiques**.


Juan Trias del Romero, le septuagénaire qui nous reçoit juste après l'allée d'eucalyptus ne veut pas entendre parler de retraite. Son travail, c'est sa jeunesse. Il entend bien faire perdurer sa philosophie du riz. Car le propriétaire de la Finca Illa de Riu (l'île du fleuve) est davantage qu'un simple producteur. Toute sa vie, il a voulu l'améliorer. Oh, pas en faisant ces trucs bizarres dont l'agriculture espagnole (notamment) est friande, en revenant tout simplement à la source.


Sa spécialité, c'est le bomba, un variété de riz "à paella" que la Terre entière connaît. On en trouve jusqu'au rayon du bas des supermarchés français. Un variété originaire de la Communauté valencienne toute proche, cultivée depuis longtemps mais "fortement dégénérée" explique-t-il. Sa première tâche, quand il a hérité le domaine de son père, a donc consisté à trier le bon grain de l'ivraie, ou très exactement à sélectionner ce qui dans sa production lui convenait. Grain par grain.


Le résultat, c'est la parfaite homogénéité, la parfaite régularité du riz que vend Illa de Riu. Les amateurs de déviances poétiques vont trouver ce critère horrible, terriblement "anti-naturel", mais il est fondamental quand on cuisine (professionnellement encore plus) beaucoup de riz, et surtout que l'on est précis sur la cuisson. C'est évidemment une caractéristique des riz de finca, issus d'une seule propriété à l'inverse de leurs concurrents de masse, industriels, issus de coopérative ou du négoce, ici, c'est encore plus flagrant.


Qu'on me permette ici une incise, voir une légère digression. Quand je parle de cuisson précise, c'est afin de bien montrer l'exigence qu'on peut avoir avec le riz, exigence rarissime de l'autre côté des Pyrénées où l'on a la culture des paellas bouillies, franchouillardes, dont le bomba, infâme, explosé, est masqué par une tonnes de crevettes et mollusques débarqués de bateaux-congélateurs venus du bout du Monde. Le grain, ici, est le cœur du plat, un peu comme le haricot dans le cassoulet. Tout ce qu'il y a autour, à commencer par le caldo, le bouillon, n'est là que pour le magnifier. Le riz, donc, doit tenir à la cuisson conserver une texture tout en s'imbibant. Tout cela fait l'objet d'études très techniques entre sa résistance physique, et sa capacité à tomber amoureux, à boire le goût, le parfum de l'autre.


Alors, je sais, les foodistes et les journalistes spécialisés en tendances, en assiettes instagrammées et en communiqués de presse vont me regarder avec un air mi-rigolard, mi condescendant: "le type qui ose parler de bomba, de riz espagnol"…
Car quand tu te piques d'être gastronome, au sens péjoratif, snob du terme, il importe d'avoir des certitudes. Ou en tout cas des préjugés, des avis définitifs surtout pas fondés sur l'expérience. De préférence sur des sujets que tu ne maîtrises pas. Car un peu comme dans le Mondovino ou la fringue, on est dans l'univers des marques et des modes. Il y a ce que l'on doit manger, boire, porter au bon moment. Et bien sûr l'acheter (et de préférence être vu en train de l'acheter) au bon endroit.
L'épithète "bon" revêt ici toute son importance. Il prend ici la même valeur que dans cette odieuse expression qu'assénaient les belle-mères d'antan, le "bon goût", sorte de continent imaginaire aux frontières floues mais étanches dont le but évident, principal, était de castrer et d'aligner, d'uniformiser.


Le riz, par exemple (on pourrait aussi parler d'huile), "le riz, mon pauvre, ami, c'est forcément italien! L'espagnol est grossier!" vont asséner, dédaigneuses, les belle-mères du "bon goût" de la bouffe. Forcément. Du carnaroli (souvent parce que c'est la seule variété qu'elles connaissent…). Je reconnais d'ailleurs que moi aussi, avant de revenir au bomba d'Illa de Riu, j'ai bricolé avec ce riz à risotto quelques paellas et autres arroces negros, c'était bien, mais le retour aux fondamentaux m'a convaincu, je pense m'être égaré. L'Èbre, tranquillement, puissamment, m'a ramené à la raison.



* Pep, vous savez, le restaurateur de Manresa. Je parlais de lui ici.
** Et peut-être aussi le terrifiant souvenir, les fantômes momifiés du camping de Los Alfaques comme l'on appelait à l'époque, avant la "normalisation linguistique". À la suite de l'accident d'un camion de gaz, de propylène, une vague de feu avait tué deux cent dix-sept personnes, principalement des vacanciers le 11 juillet 1978, carbonisant les installations et la plage attenante.


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