Tire-bouchonnés.


Parfois, il faut savoir faire le tri. Sélectif. Faire le ménage dans sa vie. Dans ses souvenirs, ses sentiments aussi. Descendre au verre vide.
Il existe des vins dont on a du mal à oublier la peau, leur peau de verre. On devient obsessionnel, limite collectionneur (une des plus grosses grossièretés humaines). On conserve. Jusqu'à l'encombrement, lequel paralyse le mouvement.
Je le reconnais, ça m'arrive avec certaines bouteilles, longtemps après les avoir tire-bouchonnées. Vides, elles me parlent encore. Je revis les instants, les caresses, le plaisir. Avec le vin, tout ou presque est affaire d'imagination, de réminiscence, de mémoire.


Mais là, j'ai décidé d'entamer un grand ménage de printemps. Dehors les dizaines de bouteilles qui encombraient l'entrée, et donc mon esprit. Franchement, j'avoue que la séparation est déchirante. Pour certaines, on s'y reprend à deux fois. Si, si, sous mes airs de rustre, se cache (parfois) un sentimentalisme de midinette. L'espagnol a un joli mot pour ça, "cursi", qu'on peut traduire dans ce cas de figure par "cucul", ou "mièvre", "fleur bleue" éventuellement pour positiver. Les filles, les plus bravaches, s'en moquent, ricanent, mais au fond d'elles…


L'ascenseur est avancé (ascenseur pour l'échafaud?), voici donc le Rondel de l'adieu*:

Partir, c'est mourir un peu,
C'est mourir à ce qu'on aime :
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu.
C'est toujours le deuil d'un vœu,
Le dernier vers d'un poème ;
Partir, c'est mourir un peu.
C'est mourir à ce qu'on aime.
Et l'on part, et c'est un jeu,
Et jusqu'à l'adieu suprême
C'est son âme que l'on sème,
Que l'on sème à chaque adieu...
Partir, c'est mourir un peu.


Mais bon, pour ne pas mourir complètement, pas immédiatement en tout cas, dans les vingt jours à venir, j'ai imaginé une sorte de carnet de souvenirs, à la façon des Moleskine d'antan, quand on savait encore écrire à la main (ce qui n'est plus mon cas). Je n'y ai consigné que les bons. Quand on se quitte, c'est mieux d'oublier les mauvais moments. J'ai également écartés ceux que je vous avais déjà trop racontés.
Le parti-pris est simple, le moins de mots possible, comme une légende aux photos qui suivent.


" Je suis malaaade…"
Mais ce pinot, tout monacal, tout cistercien qu'il est, me fait le bouche-à-bouche.
Bu avec O. R.


Sanlúcar moins-le-quart, car l'élevage a été court. Et cette magie, ce pouvoir de la fleur qui rend ce palomino fino plus aérien, plus frais que tant de blancs nés bien plus au nord.
Sifflé avec J., compagnon de flamenco à Poble Sec. Et V.


Aucune chance de se faire bananer. Une fois de plus, ce vigneron accompli et cette nouvelle Helvète nous donne une leçon de gamay, cépage majeur sur les bords du Léman. Pinotant, émouvant.
Bus avec C., la passante du Genève-Barcelone.


Le magnum qui rassure, la preuve que l'intelligence et la constance peuvent vaincre la fatalité, qu'il ne faut jamais se résigner. C'est du braucol, pur jus. Carmarans, le "Parisien", j'en parlais .
Apporté par N. & B., torché avec M., O. et I.


Avant, je n'aimais pas les olorosos. Je faisais le dur. Quelle connerie, c'est si bon parfois la tendresse! Les hommes ont tous les droits, y compris de pleurer à Sanlúcar. Ce vin est aussi doux que les larmes.
Offert de retour de Tarifa par S. & A., bu avec A. & R.


Je pense à l'avion en provenance d'Amérique qui à la verticale de la vigne de Bocanegra se met à rêver de l'Europe. Ça secoue dans les airs, et sous la terre. Mais malgré les éruptions du Teide, ce mélange de listán noir et de tintilla est un enfant sage. Printanier comme l'avion. Domaine connu.
D'où viens-tu, bouteille?


Vigneron de classe, j'en parlais ici. Mais aussi grand négociant. Ce cornas sans bois est une "tuerie" comme disent qui ne doivent pas souvent lire les journaux aux pages écrites par les grands reporters.
Offert par E. & J., bu avec C. & I.


La Suisse, encore, tout sauf neutre. Goûté un peu too much il y a un an ou deux, absolument délicieux l'autre jour, étincelant, sexy. Je recommande le jéréboam pour deux. Minimum.
Bu avec L. qui ne doit plus s'en souvenir.


C'est une histoire de limite, de ligne de crête. D'envie de jambon aussi, de jambon espagnol qu'on dirait spécialement inventé pour ce type de blancs délicatement oxydatifs.
Offert par I. C., bu avec une table d'ivrognes auxquels je n'ai pas expliqué qu'il s'agissait d'une macération pelliculaire de neuf mois en amphores, ils s'en foutaient.


Normalement, il faut regarder le calendrier biodynamique pour boire ça. Je m'en tape. On a du avoir de la chance à la roulette russe ce jour-là. Superbe, comme d'habitude, comme si dans cette ferme de robinsons n'existaient que les jours-fruit. Bulle tellement fine.
C'est un cadeau, j'ai une idée sur les initiales, mais des doutes aussi. L'alcool, la vieillerie…


Oui, bien sûr qu'on boit du bordeaux! On n'est pas des Parigots mélenchonistes du XIe! Surtout du bordeaux, frais, élancé, dynamique comme celui-ci. 
Acheté dans une boutique de Sants, chez M.


Ça, c'est un privilège, boire de vieux millésime de ce défricheur de la nouvelle viticulture espagnole, celle qui a renoué avec la terre et tourné le dos aux pipes-à-Pinocchio. Rouge bourguignon, mais de Galice.
Offert par J.-L. M., conservé en France, bu avec J. & P.


Du bordeaux, encore du bordeaux, et aucun vin du Jura! Mais comment veux-tu qu'on parle de toi dans les revues à la mode? Ridicule! Mais tellement bon! Minimum une bouteille par personne.
Bu avec M.


Je vais me faire punir, mais souvent les vins de cette star suisse m'en touchent une sans faire bouger l'autre. Des blancs un peu épais à mon goût sûrement profane. J'ai adoré ce rouge frétillant.
Bu avec J. N. S. P. Q.


Infanticide! Mais en même temps, si on ne goûte pas, on ne peut pas savoir ! C'est le vin-médecin des riojas d'abattage, forcément souffreteux. Ce sera très bon, viril mais tendre, comme plus haut.
Offert par O. R.


Là, encore, cette bouteille d'un passé dont on fait table rase ne parle que d'avenir. 
Bu entre égoïstes en pensant à ce sens du vin, de la vie, du partage de la famille Ramonet et à son hymne, intitulé Bon, mai't'nant, on boit un coup? Contrairement à tant d'autres, ils n'ont pas perdu leurs tire-bouchons… 



* Poème célébrissime dont on oublie parfois qu'on le doit au conservateur de musée, hydropathe, Edmond Haraucourt. Ce précurseur d'Apollinaire  l'avait publié dans son recueil (un "roman en vers") Seul en 1890.




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