Mais arrêtez donc d'emmerder les Français !


La crue couleur café-au-lait de l'Adour a dévoré une partie du jardin et des prés environnants, devenus mangrove. Les palombes et les ramiers s'en foutent, les bœufs de Chalosse un peu moins. Debout dans sa cuisine, le type est solide. C'est de rugby d'ailleurs qu'il est question (pas du XV de France et des conneries du genre, juste du club du village) alors qu'à l'heure de l'apéritif, nous poussons la porte de sa maison. Sa maison, par parenthèse, ne la cherchez pas sur les photos qui illustrent cette chronique. Vous ne la verrez pas, pas plus que vous n'apercevrez le gaillard qui me tend une pogne vigoureuse mais vaguement méfiante, bien que celui qui m'accompagne, un habitué, l'a rassuré au téléphone, lui précisant (parole d'honneur) que je n'étais pas "un Parisien".


Ne ricanez pas, l'absence de clichés témoignant de cet étonnant moment n'est pas du à l'abus de blanc landais moelleux, virilement servi et re-servi à ras le buvant par notre hôte. C'est juste sa volonté, une demande expresse. "On ne veut pas de problèmes, vous savez, on est plus traqué que les bandits!"
Il est vrai qu'on vient ici au bord de la rivière instable comme on se rend chez un dealer. Une drogue de riche, autrement plus rare que la désormais démocratique cocaïne. Regardez comme ça bouge, regardez comme c'est beau!


Philippe G.* vend des pibales. Le pire d'ailleurs, c'est qu'il ne les vend pas illégalement. Il est pêcheur professionnel, j'ai vu sa carte officielle. Il m'a d'ailleurs fait une facture en bonne et due forme, loin du temps où l'on se glissait quelques images dans la poche, comme je l'ai connu, par exemple, au marché de Saint-Vivien en bas-Médoc dans les années quatre-vingt-dix.
À l'époque, quand la pibale dépassait les cent-cinquante, deux cents francs le kilo**, on criait au voleur. Depuis, les Basques ont mis la pression, et les Asiatiques ont du leur trouver quelque chose d'aphrodisiaque. Résultat des courses, pour le consommateur final de San Sebastian, Madrid ou Paris, l'addition peut désormais atteindre les seize-cents euros le kilo. C'est donc presque avec l'impression de faire une bonne affaire que j'échange mes deux billets de cent contre une livre.


La pibale, si vous n'êtes pas familier du baiser humide de l'Atlantique, vous ne savez peut-être pas exactement ce que c'est. Appelée également "civelle" au nord de la Loire, et "angula" en Espagne, il s'agit en fait d'une très jeune anguille européenne née dans la Mer des Sargasses***, au large des Caraïbes. Après un an de voyage transatlantique, passant d'alevin à poisson minuscule, portée par le Gulf Stream, cette population**** atteint le littoral européen (français surtout, à 80%) et cherche à remonter les estuaires vers l'eau douce, où (si elle n'est pas capturée) elle se développe pour devenir une anguille adulte. Laquelle, par amour, retraversera l'océan pour aller se reproduire et mourir.


La pibale mesure cinq ou six centimètres de long et possède ce corps transparent que vous voyez plus haut, dans la vidéo. Du temps de son abondance, on en faisait un peu tout et n'importe quoi, y compris des pâtés dans les cantines, ou même de la colle à Nantes. Aujourd'hui, compte tenu de sa rareté, il n'y a pas cinquante façons de la préparer.
Oubliez d'abord toutes les ridicules légendes urbaines et les soi-disants trucs de vieux, le fait de les tuer au tabac gris, de les vinaigrer, de les blanchir (quelle horreur!). Ces affadissements étaient principalement destinés à la conservation ainsi qu'à faciliter le travail des restaurateurs; ils en vendaient beaucoup et pouvaient ainsi "envoyer" plus rapidement.


Lavez à grande eau non chlorée les pibales, utilisez une passoire fine (pas de gros trous, sinon elles regagneront la rivière via votre tuyauterie d'évier). Dans une poêle la plus large possible, faites dorer du bon ail (sans le brûler!) à l'huile d'olive, ou mieux à la graisse de canard, d'oie. Puis jetez-y les pibales vivantes. Attention, elles ont tendance à s'évader!
Ne remuez surtout pas, faites sauter, quelques minutes suffisent, c'est très rapide, et répartissez dans des petits caquelons de terre rouge, en saupoudrant de piment d'Espelette. À ce moment-là, vite à table, il n'est pas désagréable de se brûler légèrement. La coutume veut qu'on les mange avec une petite fourchette ou cuiller de bois*****.
Pour l'accompagnement liquide, choisissez un blanc de la façade atlantique, doté d'une belle acidité. Un grand muscadet, un irouléguy******, ou un trésor comme le jurançon sec d'Yvonne Hegoburu.


Comme la truffe (plus encore?), et pour les mêmes raisons liées à son coût, la pibale est devenue aujourd'hui un grand mensonge. Tous les trafics sont permis, les aigrefins pullulent qui font leur beurre sur le dos des pêcheurs.
Normalement, la pibale s'achète vivante. Passé de mode… Désormais, on la portionne, on la surgèle. "C'est plus simple" vous explique-t-on. Et au passage, des petits malins incorporent aux anguillettes vivantes des mortes, histoire de faire ventre. Mortes pour mortes…
Plus grave encore, l'escroquerie aux Gulas*******. Les Gulas, soyons clair, c'est un surimi, une espèce de pâte industrielle parfumée composée de minerai, de résidus de poisson et d'amidon de maïs (l'énumération des intrants est plus longue…) à laquelle on donne la couleur, la forme des pibales. En 2011 déjà, un critique espagnol s'indignait que des chefs étoilés puissent faire entrer ce genre de saloperies dans leurs cuisines. C'est sale, mais ça reste honnête si l'on dit ce que c'est vraiment. Ça devient vraiment vilain quand on mélange ça aux pibales surgelées.


Par parenthèse, avec les Gulas, c'est devenu un peu comme avec la truffe et l'intoxication des nez et des palais à l'huile de butane: certains ont tellement été habitués à la (mauvaise) copie que quand on leur sert l'original, il trouvent le goût bizarre, pas assez marqué. Sempiternelle inversion des valeurs.
Alors évidemment, pour faire passer toutes ces magouilles, rien de mieux que le maquillage. C'est là qu'interviennent les chefs créatifs dont l'Espagne regorge. Sous trois couches d'ingrédients divers et (a)variés, qui est capable de faire la différence entre le précieux, le délicat bébé-anguille et sa contrefaçon en surimi?


Toutes ces dégueulasseries, malheureusement, enrichissent leurs auteurs. Philippe G. lui, ne roule pas sur l'or, mais vit de sa passion, l'Adour sous les fenêtres. Pourtant, il a au moins autant de prédateurs et d'ennemis que les pibales quand leur instinct leur signifie de traverser l'Atlantique, de la mer des Sargasses jusqu'au golfe de Gascogne. "Plus traqué que les bandits" répète-t-il un rien désabusé. Suivi, épié, contrôlé à tout bout de champ, conspué, insulté par des associations d'écologistes citadins qui voient lui le coupable idéal de la raréfaction du petit poisson.
Bien sûr qu'on en a trop pêché, trop braconné aussi. Mais un peu comme pour les petits oiseaux et la lâche hypocrisie******** de leurs médiatiques défenseurs, on oublie les causes multiples et bien plus importantes de cette raréfaction. Les lâchers d'eau des barrages hydro-électrique, la pollution lumineuse, l'inexorable avancée du silure cet Attila des rivières, la montée en température de l'eau, et la pollution chimique, liée notamment aux pesticides, pollution qui suit les pauvres pibales jusque dans la mer des Sargasses devenue un des vortex planétaires où s'accumulent nos déchets plastiques, honteuse poubelle de la société de consommation.
Philippe G., malgré son mètre quatre-vingt-dix, son quintal, fait donc figure de bouc-émissaire confortable pour les emmerdeurs en tout genre, militants fiévreux, fonctionnaires vétilleux. Il ne se plaint pas plus que ça. Il courbe l'échine. Remplit des kilos de paperasses, voit sa liberté reculer. Moi, je sens sa colère monter, une colère calme comme la mangrove de l'Adour en ce jour de janvier. Et je songe à la vieille phrase********* de Pompidou au jeune Chirac, alors son collaborateur en 1966, lui apportant une pile de décrets et de réglementations:
"Mais arrêtez donc d'emmerder les Français! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays! On en crève! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux! Foutez-leur la paix! Il faut libérer ce pays!"
Il serait temps.





* Malheureusement, j'ai du lui inventer un pseudonyme…
** Ce qui, une fois converti, représente de vingt-trois à trente euros. Désolé…
*** Prétendument découverte par des navigateurs portugais dont Diogo de Teive, sa partie orientale, au large du Cap Vert, fut d'abord appelée Mer de Baga. Elle figure ainsi sur la mappemonde italienne d'André Bianco, datée de 1436, bien avant Christophe Colomb qui lui la traversa. Faut-il voir un lien entre l'exubérance de cette prairie marine (aujourd'hui partiellement polluée par nos poubelles de plastique) et les vignes luxuriantes du cépage portugais Baga? Ce n'est qu'une hypothèse personnelle.
**** Une population se dirige, après un voyage bien moins long et périlleux vers les côtes américaines. Il existe d'ailleurs d'autres lieux de fraie pour les anguilles, en mer de Chine orientale par exemple, mais aussi dans l'hémisphère sud, pas identifiés à ce jour.
***** J'avais envie de parler de Tournoi, de rugby, de poudre de perlimpinpin, de porte qui claquent…
****** Au hasard, la cuvée d'Arretxea dont je parle dans cette chronique. Par parenthèse, j'ai sifflé d'un trait la semaine dernière le Schistes du même domaine sur des ris de veau à la truffe du Causse, chez Julien Ilbert, avant de boire deux litres de cahors. Sublime!
******* Gula étant la marque déposée d'un industriel, d'autres noms qui jouent sur la proximité avec angula ont été inventés. L'idée, toujours est de faire comme si…
******** L'hypocrisie, la fameuse hypocrisie que j'évoquais ici.
********* Phrase rapportée en 2000 par Thierry Desjardins dans son livre Arrêtez d'emmerder les Français!



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