Le vin nature, facteur d'hémiplégie?


J'ai toujours trouvé très cons, profondément cons, les tenants du vin d'avant, les "vieux", les "vioques", selon lesquels, devant telle ou telle grande étiquette, devant telle ou telle grande appellation, on n'avait que le droit de s'extasier. Ou de fermer sa gueule. Si l'on n'aimait pas, c'est qu'on était trop naze, ignare*, qu'on n'avait rien compris (vous connaissez la musique…).
Dans le verre, le vin semblait dur, vert, chiant. Ou sur-mûr, lourd, boisé. Pas grave! Fort de leur condescendance, les grands prêtres (dont la casuistique est imparable) l'assuraient, il était forcément génial, transcendant, conforme à son rang.
"Passe ton chemin, mécréant! Apostat! Blasphémateur!"


Vous imaginez le ravissement, dans les années quatre-vingt-dix, quand on a vu débouler des zigues qui disaient le vin autrement. Tous ne parlaient pas encore de vin naturel** (d'autant que des monsieur Jourdain en faisaient sans le savoir***), mais ils le chassaient au galop… Au delà des caractéristiques des jus différents qui arrivaient du Languedoc-Roussillon, d'Ardèche, du Massif central, de Loire, le plus enthousiasmant consistait dans un changement extraordinaire: on avait le droit de goûter, de penser d'une autre façon que les grands prêtres.
Soyons honnêtes, dans le feu de l'action, on a parfois avalé quelques grosses daubes, des trucs dont je ne voudrais même pas aujourd'hui pour la marmite ou la salade. D'une bienveillance sans nostalgie, je me souviens de quelques régalades, notamment ces litres de Cor en continu**** sur du pot-au-feu ou des potées de bougnat, chez Éric Cuestas, qui avant de virer caviste fut un des premiers sommeliers français à se pencher sur la "révolution en marche".


Parce que franchement, disons-le tout net, c'était une sorte de mai 68 du pinard. Alors évidemment, comme avec les soixante-huitards, le pire a parfois été l'après. Pas toujours mais parfois, quand il s'est agi de gérer l'héritage, d'accéder aux responsabilités.
Et là, tendance oblige, on est en plein dedans, avec un mélange de grands prêtres (qui ne valent guère mieux que ceux du vin d'avant) et de marchands du temple. De nouveau la parole est comptée, les mots sont pesés. On retrouve, appliquée à un vin qui se voulait libre, la spontanéité de jadis, des Masters of Wine (Wankers?), de leurs courtisans, des opportunistes et des idiots utiles. Les mêmes escroqueries intellectuelles (quand elles ne sont qu'intellectuelles…), les mêmes compromissions, la même consanguinité, le même besoin de signes de reconnaissance. La seule chose qui a changé finalement, c'est le style. Au déguisement faux lord héréditaire s'est substituée une panoplie anti-fa revisitée Quechua; les mensonges apprêtés, ripolinés, bien élevés, rodés au son des Jaguar, ont cédé la place aux vociférations hanounesques, ponctuées de la douce musique des coussin-péteurs et des langues de belle-mère.
Comme avant, dans les milieux autorisés, l'unanimisme est de rigueur, comme avant, tout doute, toute interrogation, toute critique (quel horrible mot!) est motif d'excommunication, voire de bûcher. Ou, en tout cas, pour penser avec son temps, de procès stalinien. Le libre-arbitre, de nouveau, est mort.


Il va de soi que la bêtise est largement récompensée dans cet univers parisianiste mais pas nécessairement parisien de boutiquiers qui camoufle son petit bizness sous les grosses ficelles d'une haute pensée politique. C'est parfois même, comme avant (bis), à celui qui dira la plus grosse.
Le mur du çon avait été allègrement franchi par Antonin Iommi-Amunategui, ex-blogueur engagé dans le naturisme depuis 2011, devenu organisateur de salons pinardiers. Flanqué de l'ineffable Jonathan Nossiter (on parlait d'opportuniste…), il nous a expliqué sans rire qu'avec le vin nature, il était impossible de devenir saoul*****. Sans mauvais esprit aucun, on aurait aimé, Antonin, que ce fut le cas dans la malheureuse affaire Sibard sur laquelle une bonne partie de ce mundillo, pourtant peu avare de leçons de morale et de féminisme, a posé l'éteignoir.
Dans le genre Marlboro-qui-rigole, on a eu droit aux mélenchoneries simplisto-médiatiques de la pauvre Isabelle Saporta qui divisait le monde du vin entre les méchants Bordelais coupables d'assemblage et les gentils Bourguignons que ne traitent jamais la vigne. Je me souviens aussi d'un caviste me parlant des vins "chimiques" (sic) de Dagueneau, de tout un tas de phrases de ce genre, nourries à l'exclusion, juste bonnes à appauvrir notre horizon vinique. Car là encore, quoi de plus important que de s'ouvrir? Que de découvrir?
Hier encore, entre autres âneries, je lisais une vigneronne du Midi raconter, très sérieusement également, qu'une fois qu'on a goûté du vin nature, "on ne peut plus boire autre chose, et pourquoi? Parce qu'il n'y a aucune émotion". Combien de vins différents cette personne a eu la chance de boire dans sa vie, je ne sais pas mais je doute que ça aille chercher bien loin.
Car enfin, bien sûr qu'on peut se régaler de vin nature et aimer boire autre chose! Bien sûr que l'on peut, que l'on doit comparer! Bien sûr qu'il existe encore des centaines de crus fantastiques produits sans tenir compte du codex naturiste (dont par parenthèse on attend un jour qu'il soit rédigé******)!
Me viennent à l'esprit toutes ces bouteilles, immenses, gigantesques, inoubliables, bues ou entrebues, sublimes passantes caressantes de ma vie d'amoureux du vin. Toutes ces bouteilles "pas nature" qui pourtant ont été tout sauf de seconde classe! Ces bouteilles parfois "pétées de chimie", diaboliquement "soufrées", nées au temps du progrès triomphant, dans les années cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix, ces bouteilles empoisonnées, dans lesquelles j'aimerais pourtant re-tremper les lèvres, qui de nouveau, bien qu'elles ne procurent "aucune émotion" me feraient verser une larme.
Loin, très loin de moi l'idée de contester l'apport d'une agriculture et d'une œnologie plus douces à l'amélioration du vin, et aussi à la santé de ceux qui le font ainsi qu'à la qualité des nappes phréatiques, de l'environnement. Pourtant, dans le même temps, je me demande si, tout en faisant du bien à la viticulture (et éventuellement à nos palais), le vin nature ne provoque pas des dégâts irréversibles sur le cerveau. L'hémiplégie intellectuelle en particulier.




*Alors, d'accord, le vin, ça s'apprend, ça se découvre, ça demande du temps, beaucoup de temps même si l'on veut le ressentir. Sous prétexte de se débarrasser d'un conservatisme, on ne va pas laisser libre cours à cette ignorance brutale que je dénonçais ici.
Comment ne pas reprendre les mots, évidents, de Jules Chauvet? "Déguster c'est comparer, c'est donc, à la base connaître. Pour connaître il faut multiplier ses investigations en observant, en notant ses impressions. Mais il faut savoir aussi que nos sens sont imparfaits, et que pour les rendre fidèles, la volonté, l'attention sont indispensables. Le temps aidant, car l'expérience est longue, la dégustation réfléchie procure au dégustateur, s'il porte en lui l'amour du Beau, du Vrai et du Vin, la joie profonde de pénétrer dans ce domaine où la nature se plaît à concentrer son génie."
Mais apprendre, ça ne veut pas nécessairement dire réciter, ânonner, répéter comme des perroquets décérébrés des litanies de pseudo-connaissances qui s'avèrent au bout du compte être de la littérature para-commerciale.
** La marque n'était pas encore "déposée", elle ne s'est vraiment imposée qu'à la fin de la décennie, ou au début des années 2000. C'est anecdotique, mais je me rappelle, vers 1995, d'un panneau, un peu moche, bleu-layette, devant la maison d'un ami vigneron, en Minervois (Michel Escande pour ne pas le nommer). "Borie de Maurel, vin naturel" avait-il demandé d'écrire au peintre-en-lettres, notamment en opposition aux vins de coopé qui triomphaient encore à l'époque dans le coin. Et peut-être également en mémoire de ce slogan des révoltes vigneronnes de 1907 où les manifestants s'en prenaient aux négociants de picrates horriblement trafiqués dans les entrepôts de Béziers ou de Narbonne.
*** Comme ça, là, tout de suite, je pense aux vieilles bouteilles de Mazière, en Corbières. Là, d'ailleurs, si ma mémoire est bonne, au bord de la route, à Padern, le panneau n'indiquait pas "vin naturel", mais "vin à l'ancienne".
**** Domaine composite aujourd'hui disparu, mais dont les fantômes se manifestent parfois dans les bouteilles de Jean Maupertuis; ses gamays auvergnats pinotent quand tout va bien, on en boit à Barcelone à L'Ànima del Vi et à Gresca.
***** Si, si, au cas où vous ne l'auriez pas encore lu, c'est ici.
****** Épisodiquement, on parle de labels, de certifications, des vignerons sérieux, d'autres (dont parfois ça n'arrangerait pas les affaires) sont contre. Lire ici et .



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