De Bourgueil à Barcelone, du Paradis à l'Enfer.


Ah, ce déjeuner ! La félicité. Chaque année, c'est devenu notre pèlerinage du quinze août. Comme on grimperait au Ciel, on monte au mont Sigou, né de la boue des bottes de Gargantua, et à son pied, à Ingrandes-de-Touraine, le miracle immanquablement se produit.


Miracle roboratif, avec ce qu'il faut de spirituel, d'aérien, pour ne pas dire de céleste. Au menu de ce cru 2017, il était question de petits-gris au bouillon d'armoise, d'anguilles grillées, d'œufs en meurette de bourgueil, de lapereau au cresson, de canard, de poulette farcie cueillis à la basse-cour de la maison, de légumes arrachés à son potager. Rabelais aurait aimé lamper avec nous le vin de la vigne voisine, celui du coteau de Chinon juste sur l'autre rive du fleuve, et même ce rapide voyage en Gironde à la poursuite d'un souvenir que même la cécité ne pouvait pas effacer. Sans parler de la liqueur angevine de l'Aubance, au dessert, sur le riz au lait, les fraises et la tarte aux reines-claude.



Je ne vais pas vous reparler de Vincent, le "cuisinier de campagne", de son épouse Olivia, de ces Belges émigrés, de leur salle-à-manger où parfois un lapin trop pressé vient se perdre, je leur ai fait une déclaration d'amour définitive ici. Ni même de leur fille qui du haut de ses treize ans a déjà des airs de future maîtresse de maison. Dans la famille Simon, juste un mot pour le fils, Gabriel, que nous sommes montés voir au mont Sigou. Tel un moine souriant, de ses mains fortes, il défriche, clôture, bâtit. Ici, il va cultiver les poules*, les canards, faire le paysan authentique, loin de l'Agriculture en Chambre, nous prouver encore une fois que la malbouffe n'est pas inéluctable.


Comme il se doit, Gabriel est emmerdé. Une voisine citadine dont le bruit de la vie rurale dérange les caprices, un couillon de maire dopé aux Panzani et au vin rosé, symbole d'une France racornie, étouffée, rabaissée par ses règlements imaginaires. Je compte sur les vignerons du coin pour mettre de l'ordre dans tout ça. Cours, camarade, cours, Gabriel! Le vieux monde est derrière toi, tu es l'avenir, gamin, prépare-nous le déjeuner de 2018. Et celui de tous ceux qui auront envie de se nourrir vraiment, profondément.


Pour tout vous dire, je voulais écrire ce matin une chronique sur Gabriel Simon, sa basse-cour, son sourire et ses emmerdes. Mais c'était avant.
Parce qu'ensuite nous sommes remontés dans la voiture noire aux plaques barcelonaises, nous avons filé vers le Poitou, en évitant soigneusement, après avoir franchi la Loire, de faire une halte en Véron où, tentateurs comme les Sirènes, un ou deux domaines chinonais (au moins) nous tendent les bras. Pareil avec la magique Devinière, nous l'avons saluée de loin. Rabelais, de toute façon était à bord, assis à l'arrière à côté du Gosse; il n'était question que d'humanisme, de bonheur partagé.


Soudain, un peu après six heures moins le quart, un téléphone bipe dans la voiture. Une fois, deux fois. Numéros espagnols. Deux voisins, de part et d'autre de la Rambla. Ça chauffe à Barcelone! Un attentat, personne n'en doute un instant. Moins encore quand nous parvient une vidéo horrible, crue, témoin du chaos qui règne autour de la Boqueria, de "ma" Boqueria.
Un quart d'heure plus tard, même le blabla embrouillé et vaguement comique du stagiaire estival de la radio française, même les approximations lointaines des envoyés spécieux qui regardent la télé à Madrid n'arrivent pas à nous ôter de la tête ce que nous avons immédiatement compris: le drame que nous redoutions depuis des années** venait enfin de se produire.


La Rambla, plus encore la rambla de Sant Josep et ses fleuristes, c'est la colonne vertébrale de notre village barcelonais. Pas un jour que nous ne la traversons, slalomant entre les touristes, comme la vieille voisine María avec son petit chariot écossais, comme Miréia qui peint avec de l'encre de seiche, comme tous les voisins. De l'autre côté du fleuve humain, il y a le marché, notre marché transformé pour l'heure en un vilain décor pour film d'action américain, ratissé par des mossos*** armés de fusils d'assaut qui ont troqué leur barretina**** pour le casque d'intervention. 
La Rambla, je la connais intimement, à chaque heure du jour et de la nuit. Déserte le matin, luisante des tuyaux d'arrosage de la voirie municipale, quand les guiris sont au lit, que les vendeurs à la sauvette et les pickpockets planifie leur future journée de labeur. Encombrée plus tard, bruissante, bruyante, sale et vivante, bigarrée, glissant mollement vers le port, claquant des tongs, léchant des glaces dégueulasses, faisant semblant d'y croire, tapinant légalement, en attendant qu'à la nuit les putes noires et les travelos nous fassent croire que l'amour y passe, et qu'elle se couche, saoule, défoncée et mal rasée. Je connais ses étés que l'on fuit, ses hivers déplumés et lumineux où l'on fait mine d'avoir froid, ses restaurants pourris d'une parfaite régularité saisonnière, le Liceu qui nous joue du violon, faussement impassible, la station, "ma" station de Bicing***** et ses mini-vélos déglingués, juste sous "l'immeuble des dragons", en face exactement du Pla de l'Os.
Hier soir, sur le Pla de l'Os, sur le plus grand Miró du Monde, sur cette mosaïque cosmogonique du peintre de la Paix que l'ignorant piétine, était garée une camionnette blanche, défoncée, sanguinolente, puante de larmes, d'effroi et de mort. Ironie de l'Histoire, à cet endroit précisément, autrefois baptisé Porte de Santa Eulalia, un des princes d'Aragon, Berenguer IV avait installé un trophée pris aux Maures à Almería. Ironie de l'actualité, la Rambla était un de ces lieux honnis par les nationalistes d'extrême-Gauche qui, il y a quelques jours encore, voulaient nettoyer la ville de "l'invasion touristique".


Pétrifiés, notre journée de rêve brisée, nous sommes arrivés à destination. La télévision était allumée, confirmant bien que nous ne vivions pas un cauchemar éveillé. Presque distraitement, nous avons écouté les experts nous parler d'une ville, d'une région dont nous nous sommes parfois dit qu'il serait urgent qu'ils y mettent un jour les pieds.
À midi, nous avions eu le meilleur, pourtant nous n'avions plus goût à rien. Mais, d'un point de vue égoïste, les nouvelles n'étaient pas mauvaises. Pas de SMS dramatique, au contraire, des miracles, comme les amis sortis de chez nous une demi-heure avant l'attaque, comme ces adolescentes que l'on connaît, heureusement bloquées dans un bistrot.
C'est un peu idiot, mais sans oser le dire, je ressentais comme de la culpabilité à ne pas être sur place, chez nous, dans notre ville, à partager la peine, à aider éventuellement. Un sentiment de désertion. Pourtant, nous avions tous l'esprit, le cœur à Barcelone. Sur la Rambla.


Alors, sans remonter dans la voiture catalane, nous sommes retournés à Bourgueil. Nous avions un cadeau merveilleux dans la voiture, un colis précieux traité avec tous les égards pendant ce drôle de voyage. Une bouteille. Née des vignes du mont Sigou, gorgée du message de Rabelais, affinée des années durant dans une cave profonde où un panneau sur la paroi recouverte de champignons rappelle ce mot de l'enfant du pays, Jean Carmet: "la seule arme que je tolère, c'est le tire-bouchon".
Quel âge avait cette bouteille dont je vis plus tard la livrée noire et chevelue, assortie à la cave de la famille Boucard? Le vin était à la fois plus vieux, et plus ample, plus riche, plus majestueux que le jeune 1976 que nous avions bu la veille au soir. Il se souciait guère de notre casse-croûte, quelques morceaux grillés d'un cochon de cent-quatre-vingts kilos sacrifié à la maison. En fait, il se suffisait à lui-même. Simplement (excusez la vanité), parce qu'il était d'un grand millésime, le mien, 1964.
Philippe, rarement dans ma longue vie de buveur une bouteille m'a autant rasséréné, ton bourgueil a fait plus qu'atténuer notre colère, notre peine, notre deuil. Merci.


Oh, bien sûr, la nuit a été étrange, violente, sanglante. Le sang a répondu au sang. L'Espagne, catholique, sera impitoyable: "tuez-les tous, Allah reconnaîtra les siens!" Les musulmans du Royaume ont d'ailleurs immédiatement réagi afin de nettement prendre leurs distances avec les nazislamistes. J'ai pensé à la boucherie marocaine qui me vend la coriandre et l'agneau du couscous, au bout de la carrer de l'Hospital, cette rue du Raval qui débute au Pla de l'Os, à la mosaïque de Miró. J'ai pensé à la ville absente. 
Dans cette nuit aux yeux ouverts, humides, je me suis dit, bêtement, que désormais, chaque jour, je traverserais, avec María, Mireia et tous les autres, le souvenir sanglant de leur lâche "champ de bataille". Il faisait encore un peu sombre dans ma tête.
Puis, gentiment, le jour, gris clair, s'est levé sur le bocage de la Gâtine, les vaches et les moutons étaient toujours là, même les corbeaux dans les immenses peupliers du ruisseau. Je suis allé pisser pieds nus dans l'herbe mouillée. Et j'ai photographié cette bouteille aussi vieille que moi, j'ai pensé à ce qu'elle me disait d'espoir, d'avenir, de combats. J'ai pensé à Gabriel et à ses poulettes, déjà debout sans aucun doute, à jouer du maillet et de la pelle.
Sempre endavant, mai morirem !******




* Évidemment pas les modèles homologués par les technocrates et les empoisonneurs, ces belles variétés nobles, cousines de celle de ma chère Ruchotte, autre succursale du Paradis sur Terre.
** Toujours facile de dire ça après, mais malgré une évidente présence policière, la Rambla était une cible facile. Ne tirant aucune leçon de l'attentat de Nice, les autorités locales n'ont jamais eu l'idée de placer à ses extrémités des blocs de béton qui auraient vraisemblablement permis d'éviter cette version du drame. De la même façon qu'on pouvait s'y garer en toute tranquillité, ce qui laissait le champ libre à d'autres modi operandi, tels que la voiture piégée. Une cible "idéale" donc pour les nazislamistes, plus encore en cet été 2017 où l'on disait la Guardia Urbana en sous-effectif à cause de stupides négligences administratives de la municipalité barcelonaise.
*** Mossos d'Esquadra, la police judiciaire catalane.
**** Coiffe traditionnelle catalane.
***** La mauvaise copie locale du Vélib' parisien.
****** "Toujours en avant, jamais nous ne mourrons!"

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