Les femmes à la cuisine !


Aimer le vin, ça complique la vie. Au restaurant notamment. Je veux dire quand on choisit un restaurant. Combien de fois vous retrouvez-vous face à un endroit où vous savez que la cuisine est superbe mais que la cave est calamiteuse? À ce moment-là, la tentation de faire l'impasse est énorme. Inversement, il arrive qu'on abaisse sa tolérance solide dans des établissements où la carte liquide nous attire. Et je ne vous parle pas de ces lieux où pour l'amour du goulot on finit en train de se taper un grand canon sur une "planche" de charcutailles. Je ne sais pas si je vous ai déjà parlé de mon aversion totale pour le mariage (divorce?) rouge-jambon? Peu importe, je me répète, trouver le solide et le liquide au même endroit, ça ne simplifie pas la donne. Et encore vais-je éviter de parler de l'ambiance, ou de "la déco de femme de chef" comme dans ma dernière chronique


À Monvínic, pour ce qui est de ce dernier point, "la déco de femme de chef", c'est réglé. Tout simplement parce que le chef est une femme. Le bar-à-vin-restaurant-centre-culturel barcelonais de la carrer de la Diputació a d'ailleurs un petit côté gynarchique, gynocratique, ce qui ne manque pas de sel au pays du macho ibérico. Mais ce n'est évidemment pas parce qu'elle est une femme, au nom de je ne sais quelle discrimination positive, qu'Ariadna Julian règne sur les fourneaux de Monvínic!


Je vous avais parlé d'elle il y a cinq ans alors qu'elle avait, en pleine crise économique, courageusement tenté d'imposer un bistrot gastronomique dans l'industrieuse banlieue de la capitale catalane, à Sabadell. Tentative à laquelle elle avait sagement mis un terme, peut-être n'était-ce ni le moment, ni le lieu. Déjà, à l'époque, je l'imaginais aux commandes d'un vaisseau-amiral. Car cette femme de courage (on y revient) ne s'est pas contentée de cuisiner a casa, à Barcelone et alentours. Son parcours, ses rencontres, à Paris notamment, le regretté Michel Del Burgo, le médiatique Yves Camdeborde, associés à son profond respect de l'identité gastronomique de sa région lui donnaient toutes les armes pour s'imposer (comme je l'écrivais à l'époque).


Et de fait, je viens de faire plusieurs repas d'exception à Monvínic. Des moments que je mets à égalité avec ceux passés chez les quelques chefs* qui, loin des mariconadas pour Anglais, pour Américains, expriment avec naturalité l'identité catalane d'aujourd'hui. Non pas que l'on mangeait nécessairement mal auparavant dans ce restaurant, mais on avait toujours l'impression que la cuisine se cherchait, indépendamment d'ailleurs du (réel) talent des uns et des autres. Sans vouloir dédouaner personne, je pense sincèrement que le lieu impressionne, et n'invite pas à "se lâcher" quand on est aux fourneaux. 


Pourtant, s'exprimer, conjurer la solennité, l'aspect hiératique de l'établissement, c'est ce que réussit désormais à faire cette femme con cojones (pour rester dans le registre du macho ibérico sus-cité). Ce qu'elle nous sert oscille sans trembler entre la "cuisine de palace en espadrilles", la bistronomie chère à son copain Camdeborde, et une "inventivité sans tromperie" où l'on sent comme un hommage au fantasque Del Burgo.
C'est un peu ce que nous avons ressenti en déjeunant sur le pouce vendredi dernier d'une bistrotière et rassérénante poulette truffée et d'un fantastique consommé d'oursins (ci-dessus) à l'infinie longueur. "Ça, ça vaut deux macarons" m'a immédiatement glissé à l'oreille mon pote Milou** qui s'y connait en liquides & solides. 


Mais, pour vous parler comme les moutons de la pub, "l'expérience" qui m'a frappé à Monvínic, c'est ce repas avec une merveilleuse bande de casse-couilles de la table au début de l'année. Un dîner plein de rythme, sans fleurettes ni produits d'usine à la Rocadrià, jonglant avec la saison, nous offrant tel des diamants, les premiers petits pois lacrimas*** rehaussés de tripes de morue et de truffe, une magnifique huître frite à la Villeroy, clin d'œil au classicisme français (que j'ai gobée avant de la photographier), du poulpe à la braise et, clou du spectacle, un gros chapon farci, au four, servi évidemment entier, pas en filets comme chez Flunch.


L'enthousiasme aidant, il manque un ou deux plats à cette liste, les desserts notamment, mais plus qu'une énumération, ce que je retiens de ce repas, c'est cette allégresse, et surtout cette envie de cuisiner, de se centrer sur le goût plutôt que la fioriture, cette envie de faire plaisir. Les militantes féministes vont hurler (c'est leur métier, surtout pour les futilités****), mais on retrouve ici ce qui manque trop souvent aux chefs masculins (je connais des contre-exemples), trop occupés pour la plupart à se mesurer la quéquette et à se regarder les biceps, ce don de soi féminin, cette volonté de nourrir. Avec aussi la bonne idée, dans cet univers un rien aseptisé, d'introduire les cuissons au four à bois qu'elle pratique depuis des années (elle avait déjà un Josper dans son restaurant de la Colònia Güell en 2002).
Tout cela se ressent en salle où l'on sent un personnel enfin fier d'apporter des plats à la hauteur de l'établissement. Le service, qui va maintenant jusqu'à la découpe au guéridon, s'en trouve du coup plus alerte, plus enjoué, moins coincé. Vivant, quoi, comme la cuisine d'Ariadna.


Paradoxalement, le seul bémol dans ce Monvínic qui semble enfin avoir trouvé son rythme de croisière en cuisine, c'est la cave à vin. Beaucoup, beaucoup de bouteilles, comme toujours, mais, pour l'amateur éclairé, d'énormes trous, en France notamment, et d'étonnantes impasses sur pas mal d'incontournables en Espagne comme en Italie (je ne comprends pas par exemple qu'on ne puisse pas boire du Rinaldi dans un lieu pareil!). En fait, je pense que la cave, victime aussi de son succès, est un peu handicapée actuellement par les bouteilles en provenance de Monvínic Store, la boutique de vente par correspondance montée en parallèle de la maison-mère et où l'on s'est adonné sans retenue à l'achat international d'étiquettes (pseudo?) branchées sans se soucier le moins du monde du vinaigre que contenaient les bouteilles*****.


Dans l'oreillette, on me dit que la situation est actuellement reprise en main par d'authentiques professionnels, que de belles et (surtout!) bonnes bouteilles sont en cours de livraison. C'est tant mieux, car ce temple du vin mérite mieux que de la piquette, fut-elle à la mode!
Ne noircissons pas le tableau pour autant, en fouillant bien dans des pays moins en vue (là où la "vinaigrerie"****** n'a pas frappé), on peut faire des découvertes géniales. Ne négligeons pas non plus la cave andalouse riche en grandes références débarquées des appellations oxydatives du sud du pays, de toute façon, il y a bien deux ou trois sommeliers dégourdis (le point fort de Monvínic) qui vont vous trouver de quoi boire.


Ce baisse de régime passagère mise à part, alors que j'étais parfois un peu sur la retenue quant à la partie restaurant, je vous conseille vraiment d'aller désormais faire un tour dans cette "république des femmes" qu'est devenu Monvínic. Si vous pouvez, réservez la table "en cuisine", ma préférée.
Sinon, au printemps, on peut encore, avant les grosses chaleurs, profiter de la terrasse verte, ce qui n'est pas si courant dans cette partie hautement bagnolesque de Barcelone. On peut même y laisser traîner le déjeuner ou le dîner en fumant un puro à table, pourquoi pas sur un vieux madère.






* Je pense en particulier à l'excellent Rafa Peña qui avec son Gresca Bar a lui aussi trouvé sa vitesse de croisière, à l'abri des étoiles frelatées décernées aux copains et aux coquins de la mafia michelinesque où la compromission et le conflit d'intérêt sont élevés au rang d'art majeur. Je sais que ça ne fait pas de parler de merde quand on est à table, mais vous voulez que je vous resserve Tickets, ou Disfrutar, entre ignobles symboles de cette ringarde cuisine chimique célébrée par le Guide des Pneus espagnol?
** Milou, de son vrai nom Émile Mahaux, on l'a bien connu à Saint-Émilion, avant que le village girondin ne devienne Saint-&-Millions. C'est à son époque qu'a explosé l'ex-mythique Envers du Décor, ce bar où l'on s'est mis à boire le vin différemment, de façon à la fois érudite et rock n' roll, ce bar où l'on osait parler de Nature bien avant l'heure.
*** Je le répète à chaque fois, le petit pois idéal (dont la saison va bientôt se terminer ici pour cause de chaleur), la Rolls, c'est ce petit pois en forme de larme (lacrima), minuscule, à la peau fine, pas ces gros trucs rond et grossiers qu'on dirait enveloppés de film plastique.
**** On les entend moins, malheurseusement, sur les sujets "qui dérangent", où la condition féminine est mise plus bas que terre, le voile islamique par exemple, l'excision, les salaires.
***** Je vois d'ici l'indignation surjouée des chèvres du vin nature (parce que pour le coup, c'est de ce type de bouteilles qu'il s'agit), hurlant au dérapage, à l'infamie, au crime contre l'Humanité. Parce qu'évidemment, en vertu de l'unanimiste règle nord-coréenne relatée ici dans un grand éclat de rire, le vin dès qu'il est revendiqué nature est, pour les militants, les marchands de fringues et les snobinards, forcément génial, sublime, etc, etc. Les francs buveurs qui eux ne s'intéressent qu'au contenu de leur verre savent évidemment qu'il n'en est rien, que parfois les slogans piquent un peu et sont aussi indigestes que les "pipes-à-Pinocchio" de la mode d'avant.
****** Surnom un peu acide, pas très aimable de Monvínic Store dans un certain mondovino espagnol.


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