Super Toscan.


Les deux derniers vins qui m'ont procuré cette sensation provenaient du Jura. Un trousseau d'amphore et un poulsard*. Deux "tisanes", vous savez ces jus où l'on a davantage l'impression d'infusion que d'extraction. Peu de tanins, une rondeur fruitée. À propos de celui que j'ai dans le verre, un œnologue renommé de son pays d'origine a décrété: "ce n'est pas du vin!"
Vraie ou fausse, l'affirmation est évidemment stupide, parce que péremptoire. Parce que cette "chose" évanescente, fondante comme une barbe-à-papa se boit voluptueusement. Parce cette "chose" a toutes les chances de trouver son public, et que j'ai peur que son seul problème ne soit pas d'ordre œnologique mais commercial, un problème de stock, que très vite il n'y en ait plus.


En trente ans, les vins de cette région se sont forgé une réputation qui dans une bonne partie du Mondovino tient en un mot: pesante! Car effectivement, beaucoup de ceux que le goût américain a porté au pinacle sont lourds, chauds, fatigants, ennuyeux… Vins de dégustation, de démonstration, d'ambition, bâtis sur le bois et le cabernet, ces "super-toscans" ont souvent troqué l'élégante suavité des courbes de leur région pour la tapageuse stridence du klaxon de la Lancia Aurelia de Bruno Cortona/Vittorio Gassman dans Le fanfaron.
Loin, si loin de ce jus qui me transporte sur la Côte des Étrusques, né pourtant à une poignée de kilomètres de Sassicaia**. Un vin clair, translucide que l'on rêve de boire dans une cruche en terre embuée, ou rafraîchi par la paille humide d'une de ces fiasques que le chianti de pizzeria a rendu célèbres. Je m'y vois, un gobelet d'épais verre soufflé à la main, sur une table rugueuse, avec du pain à la croûte noire de suie, acide, rehaussé d'huile ardente, sauvage, face à la mer, devinant au loin, après l'île d'Elbe et l'Archipel toscan, l'ombre du Cap corse.


Ne vous fiez pas trop à ma littérature de syndicat d'initiative: sous ses dehors virgiliens, quasi paléolithiques au sens de Delteil, "plus légume, plus fruit que viande", c'est d'un vin luxueux*** dont on parle. Parfaitement harmonieux, sans aucune rusticité. De l'alicante comme on dit en Italie, c'est-à-dire du grenache noir**** délicat, pur.  Et s'il est vendu en litrons, ce n'est pas spécifiquement pour étancher des soifs prolétaires mais parce que "sinon, il en manque toujours deux verres" explique son inventeur, Olivier Paul-Morandini.


Ce lobbyiste belge auprès de la Communauté européenne, d'origine italienne, n'a rien laissé au hasard pour refonder ce domaine. Il a notamment fait appel à Lydia et Claude Bourguignon pour parler terroir, et Adriano Zago, un disciple de Pierre Masson, pour l'aspect biodynamique. On le sent curieux, méticuleux, plus porté sur le doute que sur les certitudes. De toute évidence, et pour avoir parlé avec des gens qui ont goûté ses précédents millésimes, il apprend vite.
J'aime beaucoup la signature sur l'étiquette: "première génération d'apprenti-vignerons". Le vin, lui aussi est précis, jusque sur son étiquette où figure notamment son sulfitage. Olivier Paul-Morandini pense qu'à terme l'exception vinicole ne pourra pas durer, toutes les étiquettes devront être transparentes et comporter la composition du vin, les additifs et l'analyse. Je vous ai déjà parlé de ça, c'est une idée que défend le Roussillonais Hervé Bizeul: plutôt que de juger le vigneron sur ses intentions, sur ses déclarations, voyons ce que contient vraiment son vin, en terme d'intrants ou de résidus, au travers d'une analyse a posteriori, au moment de la mise en bouteilles. L'obligation de résultat plus que l'obligation de moyens. J'y souscris, quitte à ce que nous ayons parfois des surprises, du discours aux actes.


Mais, l'Azienda Agricola Fuori Mondo, ce n'est pas que cet émouvant D'Acco 2013. J'ai eu la chance (compte tenu des faibles quantités produites, 10000 bouteilles) de goûter toutes les cuvées d' Olivier Paul-Morandini. Vous allez trouver ça bizarre, mais toutes ou presque me semblent marquées par une espèce de lenteur évidente. Il y a du vin, vraiment, mais rien qui saute à la gueule, qui agresse, ça prend son temps. Le vigneron, épaulé par son ami Alesandro, un agriculteur du village devenu son plus proche conseiller, évoque une dégustation où l'on regarde le vin "comme on voit avancer une boule de curling". C'est ça peut-être, la lenteur évidente. Un chemin de sagesse.


Première cuvée de Fuori Mondo, Libero 2013. Un vin "pour manger", sec comme je les aime, les sucres ont fini leur travail, du fruit mûr mais frais, une pointe de prunelle sauvage au nez, puis de la cerise, vive et parfumée. La bouche me rappelle le jus des cerises noires presque sauvages de ma grand-mère, quand elle en faisait des bocaux, avec cette légère âpreté. Exquis, très long. Le cépage est local, du ciliegiolo. On le goûte rarement pur. L'ADN n'a pas encore parlé, mais il s'agirait d'un des parents (l'autre étant le calabrese di montenuevo) du sangiovese. Je me demande ce qu'il vaudrait sur un riz aux gambas rouges, très concentré, comme celui de La Menta à Palamós.
Justement, vient ensuite Lino 2012, un pur sangiovese annoncé par ce nez un peu volatil porteur d'arômes. Lui, il aurait été recalé à Pauillac*****… C'est juteux, croquant, aérien. Et toujours cette signature de fruit frais, on est mûr, mais jamais cuit. Je ne sais pas pourquoi, ce vin me donne envie de manger des oiseaux, des alouettes ou des grives. De me lécher les doigts.


Pemà 2012 est celui que je goûte le moins bien. Merlot+cabernet-sauvignon, c'est pour moi, en l'état, le moins précis de la bande. Un peu plus dense. Pas lourd, dense. Beaucoup de vin là encore. Tel quel, jeune, pré-pubère, je le trouve un poil confituré. Du canard?
Le dernier, Amaë 2012, est une splendeur. Un nez fumé entre le piment de Navarre et son voisin d'Espelette, la viande des Grisons. La bouche épatante, vive, "tendue", une pointe atramentaire, de l'olive noire, une longueur infinie. C'est à la fois gourmand et profond. Et une formidable expression, sur ce terroir d'argiles et de schistes, d'un grand cépage local… le cabernet-sauvignon! Oui, oui, c'en est. Pareil que chez les super-toscans. Comme quoi, il ne faut jamais dire fontaine…





* En l'occurrence, le trousseau d'amphore de Tissot, et le poulsard Overnoy-Houillon 2011.
** Enfin, Sassicaia, je vous l'avais dit ici, j'avais eu une grosse surprise avec le 2010. Dans ce millésime compliqué, la Tenuta San Guido a produit un vin étonnant, peu concentré, moins boisé que d'habitude, fin et peu "nature".
*** Des vins qui coûtent entre vingt-cinq et cinquante euros la bouteille.
**** Gare au contre-sens, c'est un faux-ami! Le domaine indique "alicante" pour le cépage de ce D'Acco. Bon, sauf à être totalement novice, difficile de s'y faire prendre à la dégustation: il suffit de le regarder et de mettre le nez dessus pour s'en rendre compte, rien à voir avec notre rugueux teinturier français, l'alicante-bouschet. Il s'agit bien d'alicante noir, importé sous ce nom-là, par les espagnols, en Sardaigne puis dans le reste de l'Italie, c'est-à-dire de grenache noir.

***** Allusion bien sûr à l'affaire Pontet-Canet et à son déclassement de fait pour une sensation d'acidité volatile, d'acescence trop marquée au goûts des experts locaux. La volatile, je vous en reparlerais bientôt d'ailleurs, entre Bordeaux et Barcelone.



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